Il règne sur le monde de Do Animals Cry une immobilité fébrile. Les habitants qui le peuplent ont le corps silencieux des condamnés, la retenue des opprimés ou la raideur des oppresseurs, la résignation des vaincus. Une maîtrise de soi qui n’en a que l’apparence, l’inertie (uniforme) dissimulant la violence (singulière) ou le désir. Arpentant la scène ou assis autour d’une table, seuls ou en groupe, accouplés dans une lutte stérile ou entassés les uns sur les autres, ils sont en proie à une agitation intérieure, qui les possède alternativement et rompt l’apathie générale, jusqu’à être étouffée par les protagonistes entre eux. Mais l’épidémie se propage. Le virus trouve de nouveau un hôte, chez qui il libère un temps une énergie hystérique, bâillonnée à son tour. Certains iront jusqu’à refroidir leurs ardeurs dans la niche à taille humaine qui centralise ironiquement le décor.
L’analyste verrait sûrement dans ces mouvements involontaires le reflexe symptomatique d’une libido frustrée, d’un instinct cherchant à se libérer de sa gangue civilisatrice et familiale. Le sociologue une tentative d’émancipation sociale et de lutte contre les hiérarchies ou encore les dérives d’une société globalisée où l’identité n’aurait d’autre alternative que de se normaliser… Quoiqu’il en soit, l’animal qui sommeille en l’homme – et qui n’est autre que lui-même – finit ici, à force d’un excès d’économie et de contrôle, voire d’autorité, par s’affranchir.
Ainsi, le corps des danseurs s’ébroue et frétille, jappe, grogne, halète, presque imperceptiblement d’abord, sans qu’on parvienne à en distinguer la bestialité constitutive, puis plus intensément jusqu’à nous mettre mal à l’aise, jusqu’à cette apothéose stuartienne où la Femme devenue femelle s’abandonne à une danse suggestive, suave et sauvage, féroce, grossièrement bruyante. Et on se demande si la chorégraphe n’aurait pas poussé le vice au point de réduire notre précieuse existence d’hominidés à un va et vient perpétuel entre deux orifices, symbolisé par ce gros boyau de bois curviligne permettant, grâce à ses deux extrémités, les entrées et les sorties de scène. Abri de fortune, caricature des fonctions digestives et sexuelles, anus ou vagin, l’étrange construction est aussi un lieu de passage et de libération. C’est en tout cas ce nous suggère la course en rond effrénée à travers cet « intestin scènique », partagée par plusieurs interprètes puis solitaire, et qui dans sa durée (un quart d’heure !), son amplitude, sa légèreté, sa conviction est peut-être l’un des moments les plus beaux et les plus énergisants de la saison 2008/2009 au Théâtre de la Ville.
On savait la danse de Meg Stuart, âpre, cruelle, terre-à -terre, sans concession décoratives et esthétisantes, mais l’on n’en devinait pas encore la puissance vitale et la dimension sublime. Un enfer céleste.Â
— Chorégraphie : Meg Stuart
— De et avec : Joris Camelin, Alexander Jenkins, Adam Linder, Anja Müller, Kotomi Nishiwaki, Frank Willens
— Dramaturgie : Bart Van den Eynde
— Musique : Hahn Rowe
— Scénographie : Doris Dziersk
— Collaboration à la scénographie : Rita Hausmann
— Costumes : Nina Gundlach
— Lumières : Jan Maertens