La fréquentation un tant soit peu régulière des musées, galeries ou foires d’art contemporain durant plusieurs années permet de distinguer assez nettement deux grands types d’œuvres: celles qui semblent comme à l’arrêt, bloquées dans la répétition d’un même schéma esthétique; celles qui, au contraire, sont en mouvement, en évolution permanente, de sorte que chaque nouvelle réalisation apparaît dans sa singularité comme une étape supplémentaire de la dynamique créatrice de l’artiste. Le mouvement ou l’arrêt du processus créateur, le singulier ou le même, la différence ou la répétition dans les œuvres: deux postures esthétiques s’opposent.
En ces temps où le monde change de toute part, où les choses et les informations circulent à une vitesse vertigineuse, où la mode frappe d’une rapide obsolescence tous les domaines d’activités, on rencontre souvent sur certaines cimaises des œuvres d’artistes qui, ayant connu un succès quarante ans auparavant, déclinent imperturbablement les mêmes principes formels épuisés à force d’avoir été répétés. Sans que cela ne s’inscrive dans ce qui serait une légitime attitude de résistance artistique à la frénésie du monde.
On a vu ainsi des pratiques briller au sein de groupes aussi novateurs que Support-Surface, avant de s’enliser au fil des ans dans la torpeur de la répétition du même. Par exemple, Claude Viallat. En libérant la peinture du châssis et du cadre, en élevant la toile de son rôle subalterne de réceptacle de la couleur à celui de matériau esthétique à part entière, et, bien sûr, en apposant sur la toile une forme-couleur au moyen d’un tampon au lieu d’un pinceau, il a très tôt donné à sa peinture une grande singularité de processus, de forme et de matériau. Mais comme si ce dispositif plastique avait été d’emblée trop fort et trop abouti, il s’est vite avéré indépassable: un carcan esthétique dont Claude Viallat n’a manifestement pas su se dégager.
Le dispositif qui était, dès la fin les années 60, doté d’une force critique nourrie de déconstruction esthétique et de maoïsme politique, s’est peu à peu émoussé faute d’avoir évolué. Aujourd’hui, il ne sert plus guère qu’à produire des œuvres parfaitement maîtrisées, plus rétiniennes et décoratives que signifiantes. L’œuvre s’est échouée dans le produit.
Ce devenir-produit est plus net encore chez Ben, un temps proche de Fluxus. A force d’avoir été déclinés sur tant de produits — agendas, bouteilles de vin, accessoires scolaires, etc. —, ses aphorismes se sont vidés de leur sens. Seules restent une signature et une graphie tout à fait singulières, en lettres blanches sur fond noir, dotées d’une telle valeur de reconnaissance qu’elles se sont transformées en de véritables logos, qu’elles ont basculé de l’univers du sens à celui des firmes et des marques commerciales.
Ainsi devenu lui-même une marque, Ben décline à l’infini ses tableaux-logos dont la forme est si ostentatoire qu’elle dissout le sens des aphorismes, et se réduit à la seule fonction d’autodésigner la marque «Ben».
A vrai dire, cette posture de la répétition est structurellement favorisée par le marché qui a besoin d’œuvres à la fois assez singulières pour se distinguer des productions industrielles en série, et assez répétitives pour être spontanément associées à un artiste, et bénéficier commercialement de son aura et de sa cote.
Une aporie symétrique creuse l’art contemporain, c’est celle de la différence. La cacophonie des différences entre des œuvres toujours plus hétéroclites est, elle aussi, plus structurelle qu’individuelle, et assurément liée à la marchandisation croissante de l’art qui pousse les artistes à produire de l’inédit pour se distinguer au sein d’un monde de l’art de plus en plus vaste, complexe, et concurrentiel.
Mais l’actuelle profusion des œuvres, des formes, des matériaux et des esthétiques provient plus profondément de la fracture qui, dès le XIXe siècle, a fait voler en éclats le système des arts: la haute autorité de l’Académie; la hiérarchie des sujets, des genres et des arts; et la spécificité du faire artistique.
Aujourd’hui, sous le «régime esthétique de l’art» (Jacques Rancière), tout est, en droit, permis: les matériaux, les protocoles, les lieux, etc. On peut faire de l’art avec n’importe quoi, n’importe comment, et n’importe où.
Les règles et les codes ont sauté, sans que les œuvres ne soient pour autant dépourvues de règles et de codes. Si les œuvres ne sont plus, comme avant, soumises à un corps de règles établies, chacune doit désormais inventer ses propres règles de façon autonome.
Cette sorte de libéralisme esthétique fait suite à l’aventure de l’art moderne qui a, au siècle dernier, précipité le déclin de la gestion institutionnalisée de règles et de codes esthétiques hérités de la Renaissance, pour lui substituer une série de principes esthétiques locaux défendus et actualisés chacun par un groupe d’artistes actifs et souvent déterminés.
Les avant-gardes n’avaient pas pour but d’abolir les règles et les codes esthétiques, mais de les transformer. Leurs polémiques et leurs fameux manifestes revenaient en fait, en théorie comme en pratique, à énoncer, analyser, expliciter et diffuser de nouveaux codes esthétiques.
Aujourd’hui, plus aucune pratique ni programme esthétiques ne fédèrent les artistes. L’individualisme, la singularité, la différence prévalent. A chacun sa pratique, à chacun son esthétique. Cette atomisation des artistes et des œuvres transforme le monde de l’art en une addition de différences concurrentes, et génère cette nouvelle aporie: l’inaccessibilité au sens des œuvres.
Contrairement à la sentencieuse affirmation de Jean Baudrillard selon laquelle «L’art contemporain est nul» (Libération, 30 mai 1996), la plupart des œuvres qui se créent aujourd’hui ne sont pas dépourvues de sens, bien au contraire, elles résonnent avec le monde. Mais chacune selon sa manière, ses formes, ses codes et problématiques propres.
Les spectateurs, quant à eux, sont, pour accéder au sens des œuvres, placés dans la situation de devoir en connaître les codes spécifiques.
Or, en cette époque d’ouverture dite «démocratique» du monde et du marché de l’art, les visiteurs des galeries, musées, biennales ou foires ne sont pas tous des initiés, ni même des «spectateurs émancipés» chers Jacques Rancière. Et personne ne peut d’ailleurs l’être totalement.
Les œuvres parlant chacune dans une langue (plastique) particulière, elles s’adressent aux spectateurs comme dans autant de langues étrangères qu’il faudrait apprendre toutes pour les comprendre…
Reste à les regarder. Mais dans les œuvres, aujourd’hui plus que jamais, l’essentiel est invisible pour les yeux…
André Rouillé
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