Selon Kant, «est beau ce qui plaît universellement et sans concept». Autrement dit : le jugement esthétique serait subjectif et universel ; sans concept, le beau plairait indépendamment de tout savoir préalable, il se situerait dans le sujet, et non dans l’objet.
Nombreux sont aujourd’hui ceux qui considèrent que Kant est d’une pleine actualité en ce sens qu’il aurait posé les bases d’une esthétique autonome, avant même que l’art moderne ne cherche à conquérir son autonomie contre la ressemblance et à rebours d’un faisceau de contraintes morales, scientifiques, religieuses ou politiques.
Toutefois, les relations qu’ont entretenues l’art moderne et l’art contemporain avec le plaisir ont toujours été complexes. Depuis Courbet et Manet l’histoire occidentale de l’art a été émaillée de scandales, de refus, d’incompréhensions. La nouveauté artistique a presque toujours suscité l’hostilité, le déplaisir ou l’incrédulité, celle-là même qui a conduit la femme de ménage de la Tate à confondre une œuvre avec un détritus. Choquer le bourgeois ou risquer l’invisibilité, les plus grandes œuvres d’art moderne et contemporain n’ont cessé d’osciller entre ces deux pôles, bien éloignés de la volonté de plaire.
Kant, qui n’ignore évidemment pas les disparités sociales et culturelles, postule cependant l’universalité du beau. Le beau subjectif aurait vocation à être intersubjectif. Le beau ne serait beau qu’à être partagé.
Là encore, la doctrine kantienne vient buter contre l’épisode de la Tate qui fait manifestement apparaître une disparité immense entre le goût (subjectif) du commissaire de l’exposition et celui de la femme de ménage, l’un appartenant sans doute à la bonne société britannique, alors que l’autre est probablement issue de milieux plus modestes, voire de l’immigration, c’est-à -dire d’un autre univers social et de culture.
En outre, les profits du marché de l’art et les plaisirs des collectionneurs vont à rebours de l’universalité, dans la gestion de la rareté et la mythologie de l’unicité. Non dans le partage, universel en droit, mais de fait dans la possession exclusive.
En affirmant enfin qu’il est «sans concept», Kant situe le beau du côté du sentiment plus que de la connaissance. Mais là encore, la théorie est mise à mal par les faits. Non seulement la connaissance permet d’enrichir et d’étendre le registre des sensations, de mettre en évidence les ressorts de la valeur esthétique d’un objet, mais, avec des œuvres comme celles de l’Arte povera, de l’art conceptuel, ou du Nouveau Réalisme, un savoir est devenu nécessaire pour tout bonnement distinguer une œuvre d’art d’un objet banal.
Ce que, précisément, la femme de ménage de la Tate n’a pas su faire.
Il lui aurait fallu savoir qu’un même sac poubelle placé dans un même lieu ne mérite pas les mêmes égards selon qu’il a été disposé là par un artiste ou par une femme de ménage, selon que l’on s’attachait à sa valeur symbolique ou à ses usages pratiques.
André Rouillé.
Une série de tables rondes organisées par paris-art est programmée à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris (les premiers mardis de chaque mois à partir du 5 octobre).
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Couverture du guide paris-art #7 d’après Wang Du, We Are Smoking Them Out, 2002 Sculpture en sept éléments, dimensions variables. Courtesy Palais de Tokyo.