Neuf personnages immobiles occupent l’avant-scène d’un paysage qui s’étend derrière eux, mi-lunaire, mi-marin. Dans une éclatante lumière grise résonnent les sons indéterminés du combat: murmures, grondements de canon, râles, rumeurs sombres. Impossibles à rejouer sur le plateau, les bruits de la guerre constituent une partition inquiétante et touffue qui accompagne les corps vers la chute du combat.
Les danseurs retournent l’un après l’autre dans l’obscurité sourde et épaisse. Lorsque les mots passent les lèvres d’une des silhouettes hiératiques, elle s’enfonce dans une errance parfois arrêtée par une courbure, un agenouillement, un tissu cueilli et recueilli en quelque endroit du corps ; d’instables costumes sont ainsi créés tandis que le paysage se trouve sans cesse modifié. Les danseurs disent, se penchent, s’arrêtent, dévoilent.
La capacité magique des mots à faire apparaître le mouvement est radicalement mise en scène dans cette troisième pièce. Comme pour Umwelt ou Turba, un élément déclencheur occupe tout l’espace du plateau et commande au mouvement. Après la stridence d’une corde frottée, Turba, pleine de mots déjà , utilisait la passation d’objets jusqu’à un chaos jubilatoire. Ici, les mots sont rendus à leur pouvoir, au risque de décevoir les amoureux du signe chorégraphié.
Ce sont les extraits de L’Iliade qui font naître les premiers gestes. Simples, presque inexistants, ils dessinent un éternel cheminement à travers les champs de bataille, entre les tumulus-palimpsestes, limon millénaire dans lequel se sédimentent bravoure, boucherie insensée, guerres fratricides. Recouverts d’un bleu nuit, bleu d’une certaine pureté, les tumulus sont défaits et laissent émerger l’or, courage, trésor de guerre, héroïsme. Dans une répétition formelle étonnante, la pièce avance vers ce qui se révèle être la seule réalité du combat, un combat dépouillé de tous les fantasmes qui y sont attachés. Après le bleu et l’or, le rouge éclate en tâches fascinantes, forcément sanglantes.
Le texte, lié par l’étymologie aux tissus du décor, est traité d’une manière analogue. Une voix après l’autre, une couche après l’autre. Hommes et femmes disent dans différentes langues, parfois ensemble, les phrases de grands absents. Les auteurs européens, antiques ou contemporains, sur lesquels s’appuient nos cultures. Cultures nées de la guerre, assurément. A L’Iliade, ce texte fondateur et pourtant peu connu, description ininterrompue de meurtres et de victoires, de sacrifices et de défaites, s’ajoutent peu à peu des bribes d’autres textes. Dans cette récitation sans fin, d’une neutralité solennelle et d’un ennui irrésistible, se mêlent intimement récit de poètes témoins et de poètes engagés. L’oreille attrape un « rêve errant dans la brume, un mystère » ou de « la boue, de la boue ordinaire ».
Le dévoilement se poursuit, la guerre est déshabillée. L’horreur est dite. Il reste à découvrir cette unique réalité de la guerre, cet élément inchangé à travers les siècles. Sous les brumes du combat, sous la grandeur du sacrifice, l’or de la gloire et même la puissance purificatrice du sang, une seule permanence: des corps définitivement arrêtés dans on ne sait quel élan vital et mortifère. Une fois les drapeaux tous ramassés, il ne reste que des armures anonymes sur un sol de gravier. Mis à nus, les corps tombés au combat sont enveloppés par la parole poétique transmise par les danseurs. Un chant d’honneur en mouvement pour les gisants de tous les siècles.
Cette année encore, Maguy Marin déroute. Pourquoi parler si le corps est présent? Pourquoi étirer le même une heure durant? Une forme de résistance sans doute. Un engagement politique qui se doit parfois de suspendre le geste pour forcer l’écoute, le réduire à l’esquisse pour lui rendre sa puissance. D’une inestimable beauté, Description d’un combat se joue d’une mémoire collective, littéraire et inconsciente qui berce étrangement ceux qui laissent faire… et agace consciencieusement les autres.
— Conception et réalisation : Maguy Marin
— En étroite collaboration avec: Ulises Alvarez, Yoann Bourgeois, Peggy Grelat-Dupont, Sandra Iché, Matthieu Perpoint, Agustina Sario, Jeanne Vallauri, Vania Vaneau et Vincent Weber
— Textes: Homère, Victor Hugo, Charles Péguy, Lucrèce, Ezra Pound, Heinrich von Kleist, Élisabeth Ire d’Angleterre et Dolores Ibárruri
— Musique: Denis Mariotte
— Lumières: Alexandre Béneteaud
— Costumes et mannequins: Montserrat Casanova
— Assistée de: Claudia Verdejo
— Eléments de décor: Louise Gros
— Son: Antoine Garry