La pièce débute avec un son : une note jouée sur une guitare électrique et tenue comme un bourdon, tout en saturation, en vrombissement et en graves. Cela donne le ton, cela pose tout de suite une ambiance à la fois délicate et sombre, à l’image du plateau presque vide et peu à peu plongé dans l’obscurité. Demeure une rangée de baffles suspendus aux cintres, flottant dans les airs pour nous délivrer le témoignage de cet anonyme, de cet homme qui parle de génocide et qui ne sait pas comment faire. Comment dire, comment transmettre, comment exprimer une situation : « où le fait de mourir» … On n’en saura pas plus. Le silence s’est fait, brutal, coupant, et le bourdonnement a repris de plus belle.
Cette fois la parole surgit d’un écran plat. Un visage en gros plan, filmé avec un effet « nuit » qui évoque une caméra de surveillance, une caméra témoin. Bizarrerie : les lèvres ne sont pas synchronisées au discours entendu. Comme si la parole mettait un certains temps à « s’imager ». Le témoignage parle des effets de la violence, d’une réponse où la peur, la haine, la fatigue se mélangent en une excitation qui fait perdre toute maîtrise de soi. C’est alors que les interprètes entrent en scène et débutent leur déambulation calme. Va et vient dans l’espace circonscrit de la scène, puis vers la terre : chacun leur tour, les cinq interprètes descendent très délicatement au sol, dans un moelleux que contredisent pourtant les cheminements empruntés par leurs corps.
On assiste à des contorsions radicales, extrêmes, mais effectuées dans une qualité de mouvement douce, à travers un effort soutenu de bout en bout sans que la moindre tension s’avère palpable. Paradoxe fécond de cette danse, où la violence perceptible d’une impossible torsion n’affecte pas complètement les corps et ne parvient pas à les briser. Ainsi la cohabitation de deux qualités a priori inconciliables nous amène inlassablement à questionner l’idée de frontière. On ne peut imaginer processus plus adroit et élégant pour traiter de la violence des guerres, de la torture. Rachid Ouramdane parvient à placer au centre d’un travail purement chorégraphique une thématique aussi épineuse que celle de la limite entre barbarie et civilisation.
A un des moments les plus forts du spectacle, une femme se met doucement à tourner sur elle-même pour atteindre une vélocité incroyable, créant une spirale qui est à la fois centrifuge et centripète et où l’on n’en finit pas de ne pas savoir d’où part le mouvement. Le vortex vertigineux de la violence n’a pas d’anatomie, pas d’organisation évidente. Il n’est compris que par celui qui en est le centre.
La représentation s’achève par cette dernière figure : le renversement. Comme un aboutissement au travail de torsion accompli jusque là , les cinq interprètes cherchent l’équi alibre sur les mains, d’un bloc, telle une tentative désespérée et vitale pour tenir debout. Durant le spectacle on n’aura distingué des danseurs que leurs silhouettes, doucement caressées par une lumière rasante, ou, au contraire, écrasées par un mur d’éclairages qui s’avère faire aussi écran. Ainsi, tout en pudeur, Des Témoins ordinaires aiguise le regard autant que l’écoute et ne tombe jamais dans le sensationnalisme, malgré son propos difficile.
— Conception : Rachid Ouramdane
— Interprétation : Lora Juodkaite, Mille Lundt, Wagner Schwartz, Georgina Vila Bruch, Yeo-jin Yun
— Musique : Jean Baptiste Julien
— Lumière : Yves Godin
— Vidéo : Jenny Teng, Nathalie Gasdoué
— Aide technique vidéo : Jacques Hoepffner