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des récits ordinaires

Interview
Grégory Castéra, Yaël Kréplak, Franck Leibovici

des récits ordinaires

Comment définiriez-vous le projet des récits ordinaires? Peut-on considérer que ce qui est donné à voir à la Villa Arson est la mise en exposition d’un projet de recherche?

Grégory Castéra. L’idée de départ était de réfléchir au rôle de l’oralité dans la construction de notre rapport aux œuvres, à partir des manières qu’avait chacun d’entre nous de formuler le problème, depuis son point de vue, avec ses méthodes, ses pratiques. En fait, il s’agissait surtout d’expérimenter une forme assez singulière de recherche, puisque notre collectif réunit un curateur, une chercheuse et un artiste, et puisque nous avons composé ensemble, dans et pour le travail commun, nos outils et nos objets. J’avais, de mon côté, un intérêt pour la circonscription d’un nouvel espace pour étudier les récits produits, en général, au sujet des œuvres.
J’ai alors proposé à Franck et Yaël de me rejoindre. Je connaissais le travail de Franck depuis la publication de des documents poétiques (Al Dante, 2007). J’ai rencontré Yaël à la Villa Arson, quand elle enregistrait pour sa thèse en analyse conversationnelle les conversations préparatoires d’une exposition («Double Bind. Arrêtez d’essayer de me comprendre!» en 2010).

Yaël Kreplak. C’est vrai que la proposition initiale n’était pas de produire une exposition, c’est un choix que nous avons fait parce qu’il semblait plus adéquat pour rendre compte de cette recherche et de nos propositions. C’est, pour moi qui viens du monde de la recherche universitaire, un exercice très différent de ce que j’ai l’habitude de faire. Pour autant, même si le projet a beaucoup emprunté aux disciplines qui sont les miennes, l’exposition «des récits ordinaires» n’est pas une «exposition scientifique», au sens où elle ne consiste pas en la traduction de résultats scientifiques sous une forme plastique : elle est non seulement le produit inédit de notre collaboration, mais une vraie proposition d’exposition d’œuvres — au sens classique du terme.

Justement, comment qualifieriez-vous ce qui est exposé?

Franck Leibovici. Je dirais que l’exposition «des récits ordinaires» est une exposition d’œuvres dans leur version «parlée». L’objet de l’exposition n’est pas l’oralité, il s’agit bien de montrer des œuvres, mais sous une autre modalité que celle à laquelle nous sommes habitués (le «face-à-face»).
Notre hypothèse est que les œuvres ont différents modes d’existence: elles peuvent nous faire face dans une exposition, se manifester dans des catalogues sous la forme de reproductions ou de descriptions textuelles, ou encore, s’infiltrer dans nos échanges quotidiens.
Plutôt que de hiérarchiser ces différents modes (avec, en haut de la pyramide, l’accès à l’aura de l’œuvre et au choc esthétique, et, en bas, la lie de l’expérience: le ouï-dire et les conversations mal informées), nous préférons considérer qu’ils sont tous d’égale importance, et, sans les niveler, partir de l’idée que selon les modes, les œuvres, fonctionnent différemment, qu’elles ont des morphologies distinctes.
Toute œuvre, quelle qu’elle soit, se constitue dans une pluralité de régimes, dont le régime oral. L’exposition «des récits ordinaires» voudrait rendre sensible à cette expérience ordinaire que, partout et chaque fois que nous parlons d’une œuvre, cette dernière s’agence discursivement et produit des effets qui lui sont propres. La conversation n’est plus tant abordée comme un commentaire sur l’œuvre, un discours au sujet de l’œuvre, que le lieu, le cours où s’élabore oralement l’œuvre, où elle est, d’une certaine manière, performée oralement. «des récits ordinaires» est donc une exposition d’œuvres «conversées».

Alors sur quoi portent ces «récits ordinaires», ou, plus exactement, quelles sont les œuvres qui sont exposées?

Yaël Kreplak. Les douze œuvres que nous exposons ont été «conversées», pour reprendre le terme de Franck, lors de deux réunions que nous avions organisées à la Kadist Art Foundation de Paris en juin 2011, avec différents acteurs de l’art contemporain (parmi lesquels des artistes, galeristes, collectionneurs, théoriciens, commissaires, restaurateurs, etc.). L’organisation de ces réunions nous a permis de recueillir le matériau sur lequel nous avons travaillé ensuite et à partir duquel nous avons isolé ces douze œuvres.
La question de départ était justement de savoir où et comment recueillir des «récits ordinaires». Pour moi il était en effet important de prendre en compte les points suivants: il n’y aurait de «récit ordinaire» que s’il y avait interaction entre plusieurs participants, que si on donnait à cette conversation le temps de se déployer et aux participants l’opportunité de discuter avec le moins de contraintes possibles. Donc nous avons finalement privilégié une forme plus simple, plus ouverte et plus «ordinaire», pour le coup: celle d’une discussion collective autour d’une table.

Grégory Castéra. Oui, et puis l’idée était aussi d’inviter à participer au projet des acteurs des mondes de l’art que ces questionnements pourraient intéresser et de constituer par là un premier public. Des professionnels de l’art, sollicités non pour exercer une expertise particulière, mais réunis pour discuter, dans une situation plutôt banale pour eux.

Yaël Kreplak. L’idée était que dans cette situation, ces participants puissent discuter, comme tout le monde, d’œuvres d’art (ou d’autre chose, d’ailleurs). En cela, ce n’est pas pour leurs façons de parler expertes qu’on les a invités, mais plutôt, le fait qu’ils aient a priori une capacité à faire durer la conversation sur de tels sujets.
Le matériau donc était celui-là: ces deux fois trois heures de conversation, au cours desquelles chaque invité a fait une proposition d’œuvre, discutée collectivement par tous les participants ensuite. On considère que douze œuvres ont été racontées, dont nous avons ensuite étudié les modes de fonctionnement, et que nous exposons aujourd’hui.

Comment expose-t-on des œuvres conversées?

Franck Leibovici. C’est là où la forme de l’exposition est importante. Parce que, finalement, on ne se contente pas d’exposer ces douze œuvres — comme on aurait pu le faire simplement en faisant entendre les enregistrements et en donnant à lire les retranscriptions des conversations. Un tel dispositif n’aurait jamais donné d’accès au fonctionnement des œuvres en régime conversationnel.
Or c’est précisément ça qui nous intéressait: ces conversations, banales, approximatives, forment non seulement notre quotidien, mais aussi celui des œuvres.
Un des grands mérites des conversations ordinaires est justement qu’elles sont partagées par tous, sans restriction ni barrière à l’entrée (n’importe qui peut dire n’importe quoi, même sur une œuvre qu’il n’a jamais vue): c’est pourquoi le contenu des conversations est généralement méprisé. Pour nous, l’enjeu était donc de se rendre sensible à ce qui se passe dans ces conversations — de s’intéresser moins à leur contenu (en abandonnant toute posture critique, puisque c’est comme ça que les choses se passent de toute façon), qu’à leur action (ce que les conversations font aux œuvres).
On ne pouvait donc pas se contenter de faire entendre des conversations: il fallait montrer ce qui se passe dans une conversation.

Yaël Kreplak. C’est pourquoi on a travaillé à partir de transcriptions de ces conversations, en empruntant cette méthode à l’analyse conversationnelle. On prête attention non seulement à qui parle, à ce qui est dit, mais surtout, à comment c’est dit, en notant tout un ensemble de micro-phénomènes (comme monter ou baisser la voix, parler à plusieurs en même temps, laisser des pauses plus ou moins longues entre deux tours de parole, parler vite ou lentement, etc.). C’est l’attention à ces détails qui permet d’appréhender la conversation comme une activité sociale et organisée, où l’on agit, de multiples façons, en parlant.

Une fois ces transcriptions faites et en prenant appui sur le détail des échanges, on pouvait commencer à voir comment chaque œuvre se faisait, agissait, fonctionnait dans la conversation. On a alors observé comment une œuvre dure dans une conversation — comment elle s’ancre dans l’échange, par les contributions de différents participants, comment elle est présente par intermittence, couverte par d’autres sujets de conversation, puis abandonnée —, comment elle se distribue, se construit et progresse dans la succession des tours de parole; et comment elle s’augmente d’autres œuvres et de catégories générales, dont la pertinence se construit dans le fil de la conversation. On considère qu’il s’agit là de quatre propriétés des œuvres en régime conversationnel.

Grégory Castéra. C’est en effet tout ce travail qui nous a permis de considérer l’œuvre moins comme l’objet, ou le thème, des échanges, que comme un agent de la conversation — qui dure, se distribue et s’augmente, de différentes façons. Ce qu’on expose en fait, ce sont ces douze œuvres conversées, mais aussi les manières de se rendre sensible, plus largement, au fonctionnement de toutes les œuvres en régime conversationnel. L’idée est que le visiteur s’y fabrique une oreille, pour reconnaître, dans ses propres conversations ensuite, quand une œuvre est en train de s’activer. Même si la forme conversée de chaque œuvre se modifie évidemment à chaque conversation, l’exposition vise l’explicitation d’un fonctionnement général pour toutes les œuvres d’art en régime conversationnel.

Sur ce point, comment fonctionne l’exposition?

Franck Leibovici. Le parcours est conçu comme une sensibilisation progressive. Le visiteur traverse quatre espaces, chacun d’entre eux étant consacré à l’une des propriétés (durer, s’augmenter par des œuvres ou par des notions, se distribuer parmi les locuteurs). Chacune de ces propriétés se voit, dans son espace propre, explicitée visuellement, textuellement, sonorement, dans «la durée de vie» des œuvres, on y entend, par exemple, des fins de prise de parole marmonnées, des silences et des relances — qui font référence à tous les moments où, dans la conversation, l’œuvre en question pouvait potentiellement être abandonnée, voire où elle a finalement disparu.
Dans l’espace consacré à la distribution des œuvres, on entend des énoncés choraux, où plusieurs personnes parlent en même temps, des questions et des réponses, ou au contraire des extraits de monologues — autant de formes conversationnelles par lesquelles l’œuvre est portée par un collectif (ou non). Ces extraits sonores sont aussi lisibles sur des petits bouts de tissu, pour se familiariser avec la notation des transcriptions.
Sur les murs de ces quatre salles, à chaque fois, douze spirales, qui représentent nos douze œuvres du point de vue de chaque propriété. La comparaison du comportement des douze spirales permet de distinguer des morphologies d’œuvres — les plus ou moins distribuées, les plus ou moins accueillantes, les plus ou moins augmentées, etc.
Puis le visiteur traverse la jungle des transcriptions: sur d’immenses calques, les douze œuvres conversées, dans leur intégralité. L’échelle choisie, assez monumentale, les donne à voir avant de le donner à lire: on y repère ainsi d’emblée le dessin, la silhouette de la conversation — les monologues, les choralités, les blancs…

Quel est le rôle des médiateurs dans une telle exposition?

Grégory Castéra. Ce n’est pas le détail d’une sculpture qu’il s’agit de regarder, mais de repérer une pause dans un échange, une augmentation dans une transcription — de décrire une œuvre qui n’est pas présentée sous sa forme artefactuelle, mais conversée. Plus précisément, le travail des médiateurs est de recomposer chacune des œuvres en retraversant l’ensemble des matériaux — en regardant d’abord les calques, puis en allant observer les spirales, faire entendre des extraits sonores, etc.
Mais ce à quoi le médiateur doit surtout rendre sensibles les visiteurs, c’est au fait que, en discutant ensemble dans l’espace d’exposition, ils activent eux-mêmes les œuvres, voire ils en activent de nouvelles — ils mettent en œuvre les procédés que l’exposition tout entière détaille.

— La présente interview est extraite de l’entretien avec Grégory Castéra, Yaël Kreplak et Franck Leibovici réalisé par Christelle Alin, Responsable du service des publics à Villa Arson, à l’occasion de l’exposition «des récits ordinaires» (13 avril- 9 juin 2014).
— Avec l’aimable autorisation de la Villa Arson (Nice).

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