Thomas Fort. «En torrent et second jour», titre de votre dernière exposition à la Fondation d’entreprise Ricard, sonne comme une énigme poétique. Que signifie-t-il?
Neïl Beloufa. «En torrent et second jour» désigne en premier lieu une notion architecturale. Celle-ci implique une lumière qui éclaire un espace placé au sein d’un autre, ouvert sur l’extérieur. La pièce intérieure est alors éclairée par une lumière «en second jour», qui vient des ouvertures de la structure englobante. C’est un terme poétique utilisé dans ce cas pour évoquer une répétition altérée, une opération produite par une seconde main de mauvaise qualité.
«Torrent» est un jeu de mots avec le terme anglais qui désigne le fichier à partir duquel on peut télécharger sur internet un film, lui même très souvent re-filmé dans de mauvaises conditions. Il s’agit donc d’une locution qui parle d’une reproduction, d’un médiateur qui transmet une chose de faible qualité. J’ai souhaité travailler cette exposition à partir de cette idée.
La notion de mauvaise qualité est accentuée par les objets exposés et leur aspect volontairement mal fini. L’esthétique est d’ailleurs parfois proche du déchet, du rebut.
Neïl Beloufa. J’explore un vocabulaire de représentation me permettant une large variété de possibles. Je peux produire un objet en trois dimensions, une installation, un bas relief, une vidéo, mais ce qui m’intéresse surtout c’est de dévoiler le mode de production de ces objets. Certains sont donc produits très rapidement et conservent un aspect brut tandis que d’autres sont plus léchés et demandent une technicité plus complexe. Néanmoins, dans tous les cas, je n’ai pas besoin qu’ils soient bien faits car ces objets premiers sont toujours réemployés, retravaillés, reproduits voir brisés. Cette méthode de reprise et de détournement élabore la variété de mes installations et induit une accumulation aux limites de l’amoncellement de déchets.
À quoi se réfèrent ces amalgames et ces déchets?
Neïl Beloufa. Ils évoquent tout d’abord mon bureau. Ce dernier est littéralement bordélique, ma chambre et mon studio aussi. Je suis finalement le seul à pouvoir construire mentalement les chemins d’accès et à pouvoir organiser ce bazar. Il ne s’agit pas vraiment de parler du bordel du monde mais plutôt de m’impliquer dans un rapport de production qui n’a pas à être différent de mon mode de vie. Ce cheminement m’intéresse car il dessine de nombreux paradoxes.
L’un d’eux est un amusement, une distanciation face à l’industrie tout en l’empruntant, un rejet tout en jouant avec. Dans l’exposition, il y a par exemple deux bureaux issus du même design mais qui après l’accumulation d’objets posés dessus deviennent totalement autres. Ces meubles provenant d’un procédé d’industrialisation sont détournés par l’acte, fait main, d’amoncellement de diverses choses. Ils apparaissent alors faussement singuliers. Cette relation à l’objet et à son mode de fabrication est essentiel dans ma démarche.
Ces amalgames renvoient également à un monde en mutation permanente.
Neïl Beloufa. Nous sommes dans un monde qui produit 24 heures sur 24 des images. Notre monde est mécanique et a perdu toute hiérarchie à l’ère du Web 3.0. Par exemple sur Wikipédia j’ai le droit d’écrire, je peux devenir très simplement auteur d’une information qui sera transmise à des millions d’internautes et reprise comme telle ou modifiée. De plus sur YouTube une vidéo présentant un chat ou un clip musical sera visionné des millions de fois à travers le monde, puis tombera dans l’oubli quelques jours, parfois quelques heures, après son apparition, remplacée par une autre. Les choses sont en constante ré-évaluation. Plutôt que de m’opposer à cela, je préfère m’en servir pour mieux observer ce phénomène et mieux le critiquer.
L’exposition «En torrent et second jour» prend pour base un film qui parle de lui-même et déploie, à partir de lui et de son incessante répétition, de nouvelles formes, elles-mêmes inscrites dans une tautologie. Tous ces éléments se répondent de manière interne et finissent par produire une machine de recyclage permanent. C’est finalement une tentative d’élaboration d’une machine médiatique qui renvoie, relance, recopie incessamment les mêmes choses pour produire de nouvelles formes.
Cette machine ingurgite les images de notre monde pour en produire des traces. Ne s’inscrit-elle pas dans une certaine forme d’archéologie? Celle-ci n’aurait cependant pas pour but de dévoiler un passé mais d’exposer des processus présents façonnant les futures formes passées.
Neïl Beloufa. L’esthétique de l’archéologie m’intéresse pour les représentations qu’elle induit. Néanmoins je mets en place une machine à produire et non une machine à creuser à travers les strates du temps. C’est un outil qui sert effectivement à représenter mais qui paradoxalement tourne à vide par sa tautologie. Il est cependant indéniable que la série Vintage évoque une archéologie prospective tout en ce jouant ironiquement de ce statut.
Ces panneaux de médium sculptés se réfèrent à la notion de fossiles et représentent des objets actuels voués sans doute, dans un futur plus ou moins éloigné, à disparaître. Ces hauts reliefs témoigneront effectivement de ces objets quotidiens et périssables peu à peu tombés dans l’oubli. Je leur confère ici un usage vain avec les prises inclues dans l’ensemble. Ces dernières sont fonctionnelles, de l’électricité passe à travers les câbles.
Cette machine produit également de multiples strates qu’elle combine et assemble de diverses manières. Elle met en relation les objets, les connecte ou les sépare et établit un vaste réseau d’informations.
Neïl Beloufa. Je définis ma pratique par le montage. Je ne suis pas vraiment sculpteur, je monte, j’assemble, je connecte des choses entre-elles. Ayant une pensée structurelle, le plus simple est de fonder des structures globales par association d’idées. Je m’intéresse à la relation du spectateur face à la pièce présentée plus qu’à l’objet en lui-même. Par exemple, si vous regardez un Disney des années 1950, la technique de dessin par calques fait que les traits les plus sombres annoncent avant même son effectivité le mouvement à venir.
Une connivence entre le spectateur et le film s’établit car le scénario est relégué au second plan. On sait ce qui va se passer et on essaye donc de connaître les causes de l’événement inévitable. J’essaye de produire cette même connivence entre l’installation et le visiteur par les différentes strates superposées. Je m’amuse, par des associations parfois absurdes, à construire et défaire le sens dans un même mouvement. Ces jeux d’interface, de valeur ajoutée fondent l’objet de mes installations. Un sens se dévoile puis est remis en question trois secondes plus tard, ce qui nous conduit à réfléchir les causes et les effets de cette transformation.
L’exposition devient une forme autonome se définissant par une combinaison d’objets. Que vous évoque la notion d’exposition comme média?
Neïl Beloufa. Je réfléchis parfois mes installations en ce sens tout en conservant des réserves face aux pratiques de l’exposition. C’est la troisième fois en réalité que je considère réellement la globalité du projet en terme d’exposition. Je me questionne cependant plus sur l’autonomie des pièces exposées et leur rôle dans la constitution du discours. Ma démarche s’inscrit telle un jeu sur la fluctuation de leurs divers statuts qui ne change pas fondamentalement leur essence. Elles acquièrent différents sens en fonction de telles ou telles situations mais ces derniers ne s’impriment qu’en surface et ce sont ces écrans multiples qui m’intéressent.
Je considère l’exposition comme média par ces mises en relation et ces fluctuations de sens au sein d’une même proposition. «En torrent et second jour» s’inscrit comme une exposition média et pourtant cet aspect demeure quasi vain. En comparaison mon smartphone m’offre un vaste ensemble de possibilités alors qu’il pourrait juste me servir à téléphoner et remplirait tout aussi bien son devoir. Au final il s’agit d’une tentative de dévoilement et de mise en échec des modes de fonctionnement d’une exposition, dans un même mouvement.
Les objets fonctionnels sont détournés pour devenir autres. Des récits commencent puis s’arrêtent soudainement pour prendre des directions opposées. Est-ce une certaine forme de narration avortée?
Neïl Beloufa. Le terme de narration est ambigu. L’art conceptuel se place dans une forme de narration car nous devons connaître le discours pour tolérer les choses exposées face à nous. Il s’agit de reconnaître une forme pour être séduit par celle-ci. Mon intention est quant à elle de placer les choses sur une ligne instable où les objets peuvent basculer d’un état fonctionnel à une sculpture sans usage.
Pourquoi accorde-t-on telle ou telle valeur à une chose? Pour moi, c’est dans la compilation de ses potentiels qu’une chose prend son sens. J’apporte une variété de sens sur un même objet sans hiérarchie pour justement entrevoir la fluctuation de son statut et sa possibilité, large, de transfiguration. Ce qui m’intéresse dans ce système de requalification, c’est d’essayer de comprendre comment une chose insignifiante peut être plus forte, plus percutante aux yeux de tous, qu’une autre à priori plus valorisante par essence.
Quel est le rôle du visiteur dans ce jeu de redéfinitions à travers la structure globale de vos expositions/installations?
Neïl Beloufa. À part pour l’exposition de la Fondation Ricard qui imposait au visiteur une ré-évaluation permanente à l’aide de différents objets, mes projets précédents suivaient une ligne structurelle assez neutre. Je souhaite préserver une certaine distance pour éviter tout aspect autoritaire. Je ne veux pas asséner un discours obtus mais plutôt créer des ouvertures afin d’offrir la possibilité aux regardeurs de prendre du recul en général face à mes propositions.
De la même manière que je peux considérer un blockbuster cinématographique sur le même plan qu’un ouvrage de Walter Benjamin, j’essaye de remettre en question ma propre autorité sur mon travail. En quelque sorte, je me parasite pour mieux ouvrir mon propos. Le spectateur devient seul responsable des décisions, des sens qu’il choisit de voir ou d’occulter. Je contrôle les choses de manière sous-jacente. Il ne s’agit pas de lui mentir mais de jouer plus ou moins avec cette idée.
N’est-ce pas aussi une manière de détourner l’idée de croyance?
Neïl Beloufa. C’est une forme d’aller-retour. Les films de fiction s’inscrivent efficacement dans ce mouvement aussi nommé «suspension of disbelief» (suspicion consentie d’incrédulité). Les comédiens tentent de nous faire croire à une fiction et au moment où ils y parviennent, on finit par réellement y adhérer.
La vidéo Brune Renault pointe exactement cette tension et la défait, avec la voiture semblant rouler mais qui au final n’est qu’une carcasse découpée, presque un cliché de la sculpture contemporaine. C’est un aller-retour entre la fiction qui construit le film et les objets qui par un jeu de trucage permettent en tant normal d’y croire. Il s’agit d’un acte de déconstruction.
Le visiteur est complètement intégré à l’installation de la Fondation Ricard par les caméras de surveillance, implantées ici et là et filmant en direct sa progression au sein de l’espace.
Neïl Beloufa. Cette observation extérieure crée une nouvelle tension. Il y a un côté pervers à amuser des gens en les filmant à l’aide de caméras de surveillance. En fait, il n’y a concrètement pas d’intérêt à capter en live la situation, pourtant ce simple geste apporte une tension inexorable à l’ensemble. On entretient un rapport très paradoxal face à ces images qui nous épient car plus que de les craindre, elles finissent par nous rassurer. Le déplacement de ces outils dans un contexte où ils ne sont pas nécessaires détourne étrangement leur sens premiers. On n’accorde plus la même valeur à ces images alors que fondamentalement, elles ne changent pas de statut. Ce sont ces variations qui m’intéressent et m’interrogent.
Finalement demeure une certaine absurdité dans cette proposition.
Neïl Beloufa. Cette exposition est volontairement creuse et essaye à outrance de creuser du creux, pour justement interroger ses modes de fonctionnement. Contrairement à d’autres projets précédemment réalisés, il n’y avait pas de sujets d’ordre social, d’intentions politiques ou d’observations du monde. «En torrent et second jour» ne parlait que de personnages essayant de jouer aux américains et d’ado souhaitant être singuliers sans le devenir. Il s’agissait donc de s’interroger sur le regard que l’on porte sur une imagerie et ses représentations. J’aime prendre un axiome et le pousser dans ses retranchements pour en produire une forme insoupçonnée proche de l’absurde. Je me joue des attraits d’une hyper-réalité qui, tout en nous offrant les technologies les plus avancées, nous perd.
•••