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Des images du néant au néant

Thomas Fort. Vous indiquez produire des autoportraits malgré vous tout en vous mettant en scène de façon fragmentaire dans vos photographies. Quel rapport entretenez-vous avec votre corps, votre image?
Esther Ferrer. En réalité quand j’ai commencé ce travail, vers la fin des années 1960, je n’avais nullement l’intention de faire des autoportraits. Ce qui m’intéressait, dans une période teintée de manifestions et de revendications, c’était d’interroger un corps de femme. Que signifiait être une femme, quel impact, quelle force, ce corps avait sur la société. Par ailleurs, à cette époque, le mouvement de libération des femmes était très actif, il s’agissait donc d’un moment opportun pour traiter ce sujet. J’ai donc décidé, comme nombre d’artistes femmes, d’utiliser mon corps, faute d’avoir pu trouver un modèle, pour véhiculer des idées divergentes face aux usages et codes en place depuis longtemps à travers l’histoire, les images, la publicité …
J’avais alors besoin d’un corps ordinaire, sans artifice, hors de tout canon de beauté classique, car je voulais justement lutter contre ces institutions. Prendre mon corps comme sujet fut finalement la solution la plus simple mais n’impliquait pas une volonté de produire des autoportraits. C’était un moyen comme un autre de pouvoir exprimer mes idées. Bien sûr on peut s’interroger sur les choix que j’opère, ce que j’accepte ou non de faire avec mon image. Le paradoxe est d’autant plus complexe si je vous révèle que j’ai une sœur jumelle avec qui toutefois je ne suis jamais entrée dans le jeu de la ressemblance.

On admet en littérature qu’un auteur, même de façon indirecte, se positionne dans une certaine forme d’autobiographie.
Esther Ferrer. Il est évident que nos actes restent influencés par notre vie, par notre enfance, par une certaine éducation qui persiste en filigrane dans tout ce qu’on produit. Inconsciemment, même si on ne souhaite pas parler de soi, demeurent par bribes des fragments de nous-mêmes. Après, à chacun de les valoriser ou non, d’en faire un autoportrait assumé comme tel ou de les laisser de côté pour préférer exprimer autre chose. Je suis fascinée par les chaises, par exemple, j’en ai utilisées à maintes reprises, mais je n’avais jamais pensé que cela pouvait être en relation avec un souvenir d’enfance. Je suis issue d’une famille nombreuse et lors des repas familiaux on apportait beaucoup de chaises autour de la table. Néanmoins je ne suis jamais consciente de projeter mon enfance et mes émotions dans mes productions.

Les fragments très signifiants de votre corps, visage, sexe, poitrine, ne deviennent-ils pas des médiums à part entière dans votre démarche?
Esther Ferrer. J’ai effectivement commencé par photographier le visage et le sexe qui ne sont pour moi que des images. Il s’agit de supports que je retravaille ensuite. C’est une matière, un médium, qui me sert à véhiculer mes engagements. Le titre de l’exposition, «Face B, image/autoportrait», vient éclairer la volonté de considérer ces visages, ces fragments de mon corps comme des images ayant la capacité de synthétiser des idées. Ce sont donc des autoportraits malgré moi car je n’ai jamais l’intention de parler directement de ma vie. Je veux lutter contre des stéréotypes, contre l’enfermement de la femme dans des carcans, dans des vêtements trop ajustés, dans des chaussures à talons hauts.

Le fait d’utiliser votre image n’est-il pas un moyen de reconstituer avec plus de justesse la réalité qui nous entoure, le rapport au corps des femmes, à ce qu’elles représentent — ou ce qu’on veut qu’elles représentent — dans notre société?
Esther Ferrer. Si j’ai choisi mon corps c’est aussi parce que c’était le moyen le plus signifiant, sinon je n’aurais pas continué. Je crois également qu’il y a une grande distance entre ma vie et ce que je souhaite véhiculer dans mon œuvre. Je ne suis pas sûre d’ailleurs que mes expériences, mes émotions, mes sentiments soient perceptibles dans mes photographies, ce n’est pas le but en tout cas. Je souhaite, depuis toujours, m’ancrer dans une forme plus générale et exprimer l’expérience, le vécu, les émotions des femmes et non d’une en particulier.

Le temps est un marqueur fort de votre démarche et de cette exposition notamment. Qu’implique-t-il pour vous?
Esther Ferrer. Le temps est beaucoup plus complexe à percevoir que l’espace en somme. Certains théoriciens le considèrent tel une création de l’homme afin de pouvoir interpréter la manière dont il vit. Je me suis interrogée sur la meilleure manière de travailler le temps d’une façon visuelle. Je passe d’ailleurs ma vie à compter, à égrainer les minutes qui passent. On ne connaît du temps seulement les traces qu’il laisse sur le monde et sur nous-mêmes. Ayant commencé à utiliser mon propre visage, j’ai poursuivi dans cette direction pour mieux dévoiler l’impact du temps sur un support identique. L’Autoportrait dans le temps expose ainsi mon visage photographié tous les cinq ans. Les images collées en diptyque opèrent une comparaison et montrent le travail des années qui défilent. J’ai inévitablement vieilli et je n’en ai pas vraiment peur, je n’ai pas non plus honte des traces que laisse le temps sur mon visage.

La notion de temps nous amène à réfléchir aussi celle de la mémoire. Peut-on considérer votre démarche telle la constitution prospective d’une archive du temps?
Esther Ferrer. La photographie est toujours une trace du passé, elle véhicule indéniablement une certaine forme de mémoire. L’art pour moi reste un processus tourné vers le futur, jamais vers le passé. Bien sûr il peut évoquer un temps révolu, ou des faits historiques, mais il le fera dans le but de laisser une nouvelle trace à étudier dans un futur plus ou moins proche. Autoportrait dans le temps ou Autoportrait dans l’espace dévoile d’ailleurs l’avancée du temps vers le futur.

Autoportrait dans l’espace projette votre image à travers l’espace spatio-temporel de l’exposition.
Esther Ferrer. Autoportrait dans le temps et Autoportrait dans l’espace sont deux œuvres qui parlent de nos vies qui vont du néant au néant. Il est inévitable que nous tracions tous l’espace de nos vies. C’est un espace physique mais aussi un espace mental. Je travaille d’ailleurs mes photographies en ce sens. Nous ne sommes qu’espace et temps et cette œuvre ne fait rien d’autre que projeter dans la salle d’exposition cet état de fait. Les images exposées deviennent des supports de projection de mes propres intentions puis des fantasmes et désirs du spectateur. J’ai ainsi choisi le format des portraits pour cette exposition en relation à la dimension du visage de celui qui regarde l’image. Ainsi les photographies deviennent des écrans, des quasi miroirs pour le «regardeur».

Ces images, autoportraits involontaires, déployées au sein de l’exposition du Mac/Val ne semblent effectivement pas dévoiler votre intimité. Néanmoins n’est-ce pas dans les interstices de cette présentation, dans ce qui relie les pièces entre elles que l’on peut constituer votre véritable portrait? Est-ce que finalement votre engagement, de l’ordre de la micro-politique, ne se loge pas dans un mouvement d’entre-deux, dans une indétermination à combler?
Esther Ferrer. Le rapport au politique se fait effectivement par les images elles-mêmes mais aussi par ce qui les relie. L’exposition du Mac Val, grâce au commissariat de Frank Lamy, se compose de plusieurs blocs distincts reliés par une trame, un discours, qui interroge le corps de la Femme et les idées qu’il porte en lui. Des collages et des maquettes sont présentées pour la seconde fois, seulement, depuis que je crée. On a choisi de les placer sur des tables disséminées dans l’espace pour montrer qu’il s’agit de la colonne vertébrale de ma démarche. C’est le cœur, le commencement de mes recherches, le début du processus. C’est un peu comme un couloir alternatif qui permet d’éclairer l’ensemble du propos, les autres œuvres de l’exposition.

N’est-ce pas finalement l’une des pièces les plus autobiographiques?
Esther Ferrer. Il y a sans doute quelque chose de plus sensible et personnel dans ce travail, notamment parce qu’il n’était pas voué à être exposé au départ. J’ai réalisé la série Et le temps passe… en un peu plus d’une semaine en 1973. Chaque jour je produisais quelque chose qui illustrait ce que j’éprouvais en tant que femme. Cela correspondait en quelque sorte à une performance répondant au contexte dans lequel j’évoluais. Ici les productions étaient en relation directe avec ma propre situation.

Votre production est éminemment engagée, elle critique les codes restrictifs de notre société, tout en s’établissant dans le registre de la création artistique.
Esther Ferrer. Je suis engagée et notamment dans le féminisme tant que ce sera nécessaire. Aujourd’hui les choses ne sont pas encore acquises, il faut donc continuer la bataille pour plus d’égalité. Ce qui m’intéresse, c’est de trouver le moyen le plus valable pour véhiculer une idée forte. Dès l’instant où je trouve la solution pour communiquer cet engagement, j’évacue tout le superflu pour que le message passe le plus directement possible. Toutefois mon langage reste celui de l’art, celui de l’image, de la performance, de l’installation. Mes engagements font partie de moi et de ma démarche, cependant mes œuvres conservent bien d’autres possibilités d’approches.

Vous critiquez de manière amusée Le cadre de l’art dans l’installation éponyme.
Esther Ferrer. Cette installation est née en 1992 dans un contexte où on s’interrogeait beaucoup sur ce qui rentrait ou non dans le cadre de l’art. C’était une époque de crise pour l’art contemporain. On discutait alors la définition de l’art. Ce qui était un regard critique sur le monde de l’art et sur l’intégration d’un public dans ce champ, s’est peu à peu transformé par quelque chose que je n’avais pas vraiment pensé: à savoir que la plupart des visiteurs se photographieraient dans le miroir. Rien n’était préétabli et je m’oppose fortement, d’ailleurs, à toute forme d’obligation de participation. Je laisse les gens libres de jouer avec leur image. Le spectateur doit se situer lui même dans cette installation. Cela m’intéressait particulièrement de montrer cette œuvre au Mac/Val, par le questionnement analogue sur l’image de soi.

Aujourd’hui se prendre en photo est une opération renouvelée à l’ère du selfie et des réseaux sociaux. Que pensez-vous des ces milliers d’autoportraits qui circulent chaque secondes sur internet?
Esther Ferrer. Ce qui m’interpelle c’est qu’aujourd’hui la photo finit par devenir plus importante que la réalité. Si je pense et regarde l’exposition, je ne vois pas seulement des images mais des idées. Je me demande quelle relation les personnes qui font des selfie et qui les diffusent sur les réseaux sociaux ont par rapport à leur image. Ont-ils une idée particulière, un message à faire passer? Est-ce qu’ils s’identifient vraiment sur ces images? N’est-ce pas un acte manqué? ou la production d’autoportraits malgré eux? Je ne suis pas bien sûre qu’ils soient pleinement conscients de sur-documenter leur vie.
Dans les années 1970, performer et se mettre en scène étaient des actes militants souvent liés à une certaine contestation. Aujourd’hui ce type de pratique est littéralement ancré dans une banalité quotidienne sans aucune dimension politique. Ces actes sont individuels et narcissiques et tentent vainement d’affirmer une existence à travers une masse toujours plus conséquente d’informations. Cette pratique est assez effrayante car elle finit par asséner l’idée qu’il faudrait être transparent aux yeux de tous. Pour ma part, j’essaye au contraire d’utiliser mon visage comme le support d’un engagement et d’un militantisme. Je souhaite préserver mon intimité et une part de secret. Je souhaite que les gens analysent ce qu’il y a à la surface de l’image et je n’ai aucun intérêt de m’affirmer au-delà de cette image.

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