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Des fragments au potentiel pictural

Edouard Glissant signifiait dans son ouvrage La Poétique de la relation (1990) «un chaos-monde n’étant ni fusion, ni confusion, et ne reconnaissant pas l’amalgame uniformisé». Vous vous distanciez quelque peu de cette idée tout en l’interrogeant, par l’élaboration d’un atlas pictural qui nous dévoile des images étranges, dérangeantes ou dérangées, extraites de la réalité. Qu’implique pour vous l’idée de «chaos-monde»?
Damien Cadio. L’atlas lui-même est une certaine forme de chaos. Il se construit par le hasard des collages, plus ou moins anarchiques, produisant une matière vive à retravailler. Passer de l’image à la peinture devient pour moi une manière de s’éloigner du chaos. La peinture demeure le choix d’une image spécifique au sein de ce livre ouvert représenté par l’atlas. Celui-ci se fonde sur un flux discontinu et divergent d’informations qu’il est nécessaire de filtrer.

Comment s’opère le choix, dans une époque où l’image est omniprésente, véhiculée par le numérique et l’internet?
Damien Cadio. En ce moment ma démarche évolue. J’oscille entre une récolte massive, presque assoiffée, d’informations constituant depuis quelques années mon propre guide et la création d’images liées à des références très spécifiques. Nous évoluons dans un rapport assez complexe aux images. Imprimer toutes les scènes observées dans le quotidien, telle une plaque photographique, ne m’intéresse pas. Faire une recherche sur Google©, c’est slalomer entre les déchets du monde. Assez naturellement notre regard filtre et sélectionne les informations qui nous entourent. J’essaie ainsi d’être attentif quand je pense au tableau à venir. Je sais qu’à travers toutes les images qui me parviennent, l’une d’entre elles contient intrinsèquement un sujet problématique ; un potentiel qu’il va falloir creuser par la peinture.

Vos toiles semblent se faire l’examen d’une certaine violence inhérente à la transformation de notre monde.
Damien Cadio. Disons que la violence, la portée intentionnelle de certains faits, les choix personnels et biographiques, se révèlent surtout à travers le travail de la peinture. Je viens d’assez loin en terme de violence. Mes premières toiles constituées de projections d’urine et de sang n’étaient pas accueillantes. Aujourd’hui je questionne différemment cette notion par les petits formats qui la rendent envisageable plus qu’explicite. Cette violence est rejetée dans les recoins, tel un chien endormi qui pourrait à tout moment se réveiller dans un sursaut de rage. Les métamorphoses sont inéluctables pour passer d’une simple image au tableau. Le sujet s’amplifie dans ces moments de transformation. On a l’impression que ce sont des images peintes alors qu’il s’agit de peintures très construites, composées pour focaliser l’attention sur leurs aspects problématiques. J’utilise d’ailleurs, souvent, des fragments d’images qui jouent du hors champ. Ce qui m’intéresse c’est d’isoler ces fragments pour déterminer comment leur squelette peut devenir tout autre chose.

Ces images transfigurées par la peinture proviennent, à l’origine, d’un quotidien assez banal. De cette transfiguration naissent des situations qui déplacent le réel dans une certaine fiction, tout en préservant une certaine familiarité avec celui qui la regarde. Est-ce un moyen de se distancier de l’idée d’une mémoire collective? De rendre les choses plus inconfortables au regardeur, pour mieux lui faire prendre conscience de ce qui l’entoure?

Damien Cadio. La banalité est à mon sens une sorte de leurre, toute comme l’idée de mémoire collective. Une pensée qui voudrait que chaque élément soit commun à toute personne ne m’a jamais vraiment convaincu. La peinture permet de transfigurer, ou même parfois de rendre les choses encore plus insignifiantes. La banalité a quelque chose de terrifiant car elle ne se perçoit pas directement. Au fur et à mesure qu’on répète le mot «maison» par exemple, on peut trouver étrange la sonorité du terme par rapport à son référent. C’est cet écart que j’essaye de mettre en lumière avec la peinture.

La palette en grisaille que vous employez confère aux images représentées un aspect passé, latent.
Damien Cadio. Le passage à la peinture implique pour moi un salissement de la palette chromatique en vue de créer un très léger décalage temporel. Ainsi je m’écarte d’une représentation réaliste et aussi de la simple reproduction d’un cliché photographique. C’est une interprétation picturale qui permet de prendre de la distance par rapport à l’objet. La grisaille colorée que j’utilise évite la référence au jadis pur et nous place dans un entre-deux, dans une zone paradoxale face à l’Histoire.

Que signifie «le sacrifice de l’intime» par rapport à la série des lits, présentée dans le cadre de votre exposition «La folie Hennequin»?
Damien Cadio. C’est le sacrifice de l’intime au profit de l’Histoire. Mettre deux jeunes gens ensemble, au service de deux pays, et leur demander d’enfanter pour unir ces puissances, est un croisement étonnant en terme de civilisation. On s’inscrit également dans un hors-champ politique face à ces décors historiques. Ce sont des places de pouvoir où l’héritier doit naître de l’union de deux états pacifiés dans l’intimité sexuelle. Ce rapport forcé implique des déséquilibres, des combats, malgré ses atours semblant à l’origine pacifistes. Ce phénomène ambigu contient par essence une certaine forme de guerre sexuelle. Ces objets dévoilent le support d’une menace latente mais aussi leur propre rôle au sein de l’Histoire.

Cette nouvelle exposition devient un fragment exposé de votre atlas, transformé sous forme picturale, qui interroge la notion d’objet de musée.

Damien Cadio. Les lits représentés sont devenus des objets de musée. En regardant ces period rooms au Metropolitan Museum de New York, je me suis rendu compte de tout ce qui les entourait, et notamment de la scénographie produite dans le but de retransmettre le réalisme et l’ambiance d’une époque. Toutefois, si tous les objets sont authentiques, la lumière reste artificielle.
Les cinq toiles ici exposées témoignent de l’amour de ces pays pour leur patrimoine historique et la façon qu’ils ont de le présenter. Les autres tableaux de l’exposition, notamment celui de la statue africaine, dévoilent ce même système muséologique alors que les objets figurés proviennent d’histoires et de cultures différentes. En renversant l’échelle de cette amulette d’une dizaine de centimètres, pour la peindre sur un grand format, je questionne la vision occidentale sur la présentation des objets de musée. J’étends ainsi mon sujet et m’éloigne d’une peinture qui se cantonnerait à une simple représentation, pour préférer une forme plus ouverte mais plus problématique.

N’est-ce pas une critique implicite de la présentation muséale d’objets qui n’étaient, à l’origine, pas considérés comme des oeuvres d’arts?
Damien Cadio. La statuette, par exemple, est démesurée sur le plus grand tableau de l’exposition et décontextualisée par une nuit profonde en toile de fond. Cette peinture met en tension la présentation de l’objet en musée et son usage originel. Ce dernier porte métaphoriquement la puissance du terrestre en rapport au sacré. Les lits contiennent cette même idée d’un pouvoir quasi divin, tout en étant le lieu de notre mort. Il y a presque une tautologie dans ces objets devenant le pouvoir et la tombe du pouvoir. La statuette contient des références plus larges, liées à la cosmologie et au spirituel. La terre et le sang se mêlent au métal pour transfigurer le réel. Ce qui m’intéresse avec la peinture c’est qu’on détient plus les outils du chamane que ceux du philosophe.
Ainsi, la notion de présentation muséale transparaît en filigrane, et me permet d’interroger le rapport assez complexe qui s’instaure face aux objets exposés. La peinture, elle-même, reste un objet étrange. Que veux dire, aujourd’hui, un Van Dick dans un musée, par exemple? Est-ce une image fiable d’une époque? Je ne suis pas sûr qu’on soit capable de mesurer la richesse intrinsèque de ces divers objets, car on en a paradoxalement perdu toutes les références. Cela ne va pas de soi d’aller au musée et de regarder tout ça. Notre position s’englue finalement dans une boue de paradoxes, face à laquelle il est nécessaire de prendre ses distances.

Si vous privilégiez habituellement l’atlas comme base de votre démarche, «La folie Hennequin» se fonde sur une référence précise.
Damien Cadio. Le point de départ est en effet l’essai Les Désarçonnés, écrit par Pascal Quignard. Dans un paragraphe où il parle de la beauté des chevaux, il explique que l’homme est en tout point supérieur à l’animal, sauf que le cheval conserve une majesté inégalable. Au milieu de ce texte il énonce «la folie Hennequin» et évoque de grandes figures littéraires désarçonnées. Ce terme est resté ancré dans mon esprit et a guidé, telle une litanie, mes recherches pour cette exposition. Il parle aussi du pouvoir, de l’engagement et d’une sorte de voracité humaine.
Il nous livre des images très fortes qui parsèment la complexité de son développement. De cette lecture m’est venue l’idée de travailler sur les lits, royaux ou princiers, et d’arrêter pour cette série la recherche d’images depuis l’atelier, pour préférer la prise de vue directe au musée. Il s’agissait alors d’aller photographier et cadrer in situ; de faire presque une peinture de chevalet à travers l’objectif de l’appareil. Ce changement de rapport me permettait aussi de tourner autour du sujet et d’observer ce qui l’entourait. Il y a un hors-champ dans le musée car autour des objets phares peuvent se trouver des choses, plus insignifiantes au premier regard, mais qui pourtant contiennent tout autant de message et de sens.

Ce sont ces fragments au fort potentiel pictural que vous recherchez?
Damien Cadio. Effectivement. Je les ai d’ailleurs trouvés de manière plus prégnante dans les musées que dans l’analyse des flux d’images dans l’atelier. Grâce à l’interaction directe permise par l’appareil photo, je peux fragmenter le réel et comprendre le mode de présentation de ces petits cosmos. Ces étapes nous révèlent notre éloignement progressif face à la vérité des choses. Comment tout ça se redouble sans cesse. La peinture filtre le réel, le ré-interprète, tout en essayant de s’en rapprocher par la justesse des proportions ou des détails. La mise à distance à travers le document photographique comme base, fait de ces peintures des échos plutôt que des représentations fidèles du réel.

Ces fragments dévoilés par la peinture évitent cependant toute narration.
Damien Cadio. Ce qui est récurrent dans mon travail, depuis quelques années déjà, c’est la volonté de produire une peinture qui empêche le langage. Ce qui m’intéresse c’est que le spectateur se retrouve devant un tableau qu’il ne sait pas vraiment définir. On le qualifie pourtant très vite par la banalité apparente des choses. On identifie rapidement les objets ou le sujet, mais un détail cloche toujours. Le hors champ est aussi un moyen de rejeter le langage en dehors du cadre. J’ai produit des ensembles qui, passant du coq à l’âne, empêchaient une emprise de la narration. J’aime laisser des brèches, des récits avortés, contredits, empêchés. J’imagine la peinture comme une autre forme de penser capable de se débarrasser du langage.

La question du format demeure importante dans l’élaboration même des compositions. Vous utilisez souvent le petit format, 25 x 30 cm, tout en réalisant aussi de plus grandes toiles. Quel rôle joue-t-il dans l’approche du spectateur?
Damien Cadio. Les petits formats sont utilisés en vue de passer facilement d’une image à une autre, de naviguer à travers elles dans un regard quasi cinématographique. Je ne me soucie pas vraiment d’une unité de format mais recherche plutôt la bonne dimension entre le sujet représenté et le spectateur qui va ensuite se trouver face à lui. L’utilisation du moyen format pour la série des lits place le regardeur dans l’espace virtuel de ces pièces de musée et l’intègre à la composition mais dans le hors-champ de l’image. Je m’éloigne du tableau-fenêtre et recherche à façonner une toile dont le sujet sortirait de la simple limite de son cadre. Par le choix de cadrages resserrés, l’image n’est plus à recomposer uniquement dans notre esprit mais se projette virtuellement dans l’espace dans lequel on évolue.

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