— Auteurs : Michael Snow, Jean-Michel Bouhours, Jacinto Lageira, Max Knowles
— Éditeur : Centre Pompidou, Paris / Ensba, Paris
— Collection : écrits d’artistes
— Année : 2002
— Format : 20,50 x 14 cm
— Illustrations : quelques, en noir et blanc
— Pages : 205
— Langue : français
— ISBN : 2-84056-123-9
— Prix : 18 €
Le langage en fête
par Jean-Michel Bouhours
Le présent recueil propose un choix parmi les écrits de Michael Snow rédigés tout au long de sa carrière. La sélection opérée à partir de textes publiés pour la plupart en anglais répond à des critères subjectifs et de parti-pris comme celui d’écarter les entretiens que Michael Snow a eu avec des théoriciens, critiques d’art, cinéastes ou conservateurs de musée, et qui à eux seuls constitueraient un second volume. [Ces entretiens figurent dans The Collected Writings of Michael Snow, qui comprend un choix de textes déjà publiés ou inédits choisis parmi les archives de Michael Snow, désormais déposées à la Edward P. Taylor Library and Archives de The Art Gallery of Ontario.]
Si Michael Snow a souvent écrit pour expliciter ou accompagner ses œuvres, ses contributions littéraires sont néanmoins toujours traversées par le jeu — entendons jeux avec le langage. Peut-être prédestiné par son nom qui est aussi un mot désignant un élément naturel omniprésent l’hiver au Canada, Michael Snow instrumentalise volontiers ces unités. Pour commencer, relevons le jeu des anagrammes derrière lesquelles l’auteur aime se cacher et prendre de la distance : Max Knowles, Wilma Schoen, Dr. Mischa Cemep, sans citer les nombreux autres qui défilent dans le générique de Rameau’s Nephew. Les titres des œuvres de Michael Snow ne manquent pas de mystères également: titres à enclaves comme « (Écrit à la main) Écrire » ou Rameau’s Nephew by Diderot (Thanx to Dennis Young) by Wilma Schoen; titres polysémiques comme Wavelength, Authorization, ou Presents; ou encore titre non verbal symbolique, qui d’emblée signifie la problématique du film: et dont la « traduction sonore » est Back and Forth.
Michael Snow n’a pas manqué de réagir devant la sélection que nous avons faite parmi ses textes, en donnant comme titre à l’ouvrage : Des écrits. L’usage de ce déterminant placé devant le substantif n’est pas fortuit car ses divers usages grammaticaux induisent des significations différentes, voire contradictoires. Article partitif, il souligne cette sélection parmi les écrits dont nous nous sommes rendus coupables. Mais des peut être aussi pris comme article indéfini pluriel de un ou une, signifiant qu’il y a nombre sans en spécifier ni le volume ni les limites; alors il montre un certain détachement de l’auteur vis-à -vis de « tous ces trucs et ces machins » qui répond bien de la posture d’un artiste qui garde la tête froide et se protège de l’auto-complaisance. Enfin le troisième usage grammatical de des, contraction de de les, est antinomique des précédents. imaginons un instant, par simple spéculation, que le titre soit une proposition elliptique qui ait abandonné en chemin un substantif comme livre ou recueil (livre des écrits, recueil des écrits) pour ne garder que la seconde partie; d’autres référents surgissent: des livres fondateurs de notre culture judéo-chrétienne aux… éditions de The Michael Snow Project, structurées en recueils : recueil des écrits, recueil du cinéma, des arts visuels, de la musique et du son.
Digression mise à part, ce qui est intéressant au premier chef, c’est le choix d’un titre ambivalent, qui met d’emblée l’imagination du lecteur en mouvement. Michael Snow a une prédilection pour les mots qui ont une élasticité sémantique, et qui ne dévoilent pas immédiatement leur mystère. Cela fait partie de sa conception de l’énonciation, qu’il se refuse à concevoir comme univoque. Ainsi Presents, titre d’un film qu’il réalise en 1980, use de cette polysémie exemplaire du mot, tant dans la langue anglaise que française. Lors de la relecture de la traduction des textes présentés ici, Snow ne s’est pas privé, quand le français lui en offrait l’opportunité, d’introduire de nouveaux jeux de mots. Le langage est chez lui un art vivant, qui ne saurait être gravé dans le marbre d’une forme ou d’une langue.
Snow s’est perpétuellement ingénié à franchir les frontières entre les disciplines artistiques, comme si toutes celles qui sont convoquées dans son œuvre se rejoignaient dans une grande unité, qui serait celle de la représentation symbolique. Expérimenter pour voir ce qu’une procédure sur l’image peut produire sur le son ou le texte écrit; ou, à l’inverse, construire l’argument d’un film sur un seul mot (This ou Presents par exemple), répondent de ce refus de séparer le visuel du sonore, l’écrit de la musique ou de l’oralité.
En 1982, il réalise So is This, un film sans images photographiques, constitué uniquement de mots isolés qui se succèdent à l’écran: un ciné-texte dans lequel le débit de lecture est ordonné par le montage. Le « corps » des lettres varie en fonction de la longueur du mot, de telle sorte que chacun de ces mots, contenu sur une seule ligne, occupe la même largeur dans l’image. Le temps de la lecture, qui est d’ordinaire un paramètre librement choisi par le lecteur, est ici entièrement inféodé à la machine cinéma et aux rythmes du montage. Voir ce film, c’est lire de manière hachée, mot après mot, en faisant un effort de mémoire afin de stocker la phrase entière. L’argument de So is This tourne autour de ce This. Dans ses Investigations philosophiques, Ludwig Wittgenstein, un des philosophes favoris de Snow, s’est intéressé à ce déterminant « pointeur », qui a permis, dès les premiers stades d’élaboration d’un langage articulé, de lier un objet à un mot, en accompagnant le geste à la parole. On peut montrer du doigt l’objet en même temps qu’on y associe un mot; une manière d’apostropher l’objet [Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus suivi de Investigations philosophiques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèques des idées », 1961, repris dans coll. « Tel », 1997, p. 133]. Wittgenstein reconnaît au mot ceci un étrange usage, presque occulte et assurément philosophique. Ceci est associé au verbe être, dans lequel les grammairiens de Port-Royal reconnaissent l’espèce verbale dans son entier et l’essence du langage. Selon Michel Foucault, par ce verbe passe une relation intime de l’être au langage : c’est sa représentation dans le langage. « Il permet, conclut Foucault, de rapporter tout langage à la représentation qu’il désigne » [Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1966, p. 109]. Il est difficile de restituer en français le renversement de la phrase anglaise du titre du film de Michael Snow, So is This : Ainsi est ceci ? Ainsi soit-il ? Ceci est cela ? En effet le ceci du film de Snow ne renvoie à aucune représentation symbolique d’un objet qui serait pointé mais à la forme de ce film pour le moins atypique. Michael Snow en fait une question de durée : isolé, ceci renvoie à l’image, à l’expérience qui a lieu à un instant t, mais dès qu’apparaît le est et la suite, ceci est comme « englouti » par la signification. Le procédé auto-référentiel, procédé moderniste par excellence, utilisé par Michael Snow permet de mettre au jour ces mécanismes primordiaux de la langue, de revenir au commencement du verbe, dans un en deçà culturel, qui laisse espérer à son auteur que So is This sera un film destiné au plus grand nombre.
Snow avait exploré minutieusement les conditions du film parlant et les incroyables possibilités relationnelles des images et des sons à partir des unités irréductibles du photogramme et de la syllabe. D’une durée de 4h30, Rameau’s Nephew by Diderot (Thanx to Dennis Young) by Wilma Schoen, tourné en 1974, fait figure d’une incroyable investigation sur la représentation du sujet parlant à l’ère de la reproductibilité électronique. Le son synchrone a été un pas décisif vers l’impression de réalité au cinéma. Michael Snow en explore les ressorts, démonte les mécanismes, en isolant images et sons et en faisant l’expérience d’associations « contre-nature ». Diverses manipulations sont mises en œuvre dans ce film pour créer des accidents logopathiques — réversibilité du sens de la lecture par l’humain mais aussi par la machine, interchangeabilité des sons et des images, dubbings décalés ou « polyphoniques ». Ordre naturel du cinéma parlant, dans Rameau’s Nephew, la narrativité n’aura pas lieu. Elle n’aura d’ailleurs pas plus lieu dans sa production littéraire.
Les écrits ne sauraient être une entité à part ou spécifique de son œuvre; ils en reprennent toutes les problématiques, ils participent aux passerelles que l’artiste opère dans son œuvre.
Les écrits de Michael Snow montrent une volonté d’effacement de l’auteur. Le dédoublement du moi est une figure pratique pour cela: Max Knowles retrace avec la pseudo-distanciation du critique les grandes étapes de la carrière du cinéaste M. S.; Michael Snow, auteur de « Mmusique/Sson », parle de Monsieur Snow, pianiste de jazz, le temps d’un paragraphe avant de revenir au style plus traditionnel du récit autobiographique. S’agissant de ce qu’il écrit, Snow tente d’échapper aux discours, et pour lui-même, à la condition du sujet racontant installé sur un piédestal. Se déclarant « dactylo autodidacte » (l’assonance est remarquable), il déclare ne pas être aussi résolu pour l’écriture qu’il ne l’est pour la musique : le mode d’expression ne lui est sans doute pas si naturel.
Les écrits de Michael Snow sont extraordinairement variés : tantôt des statements rédigés pour la présentation d’un film, d’un disque ou d’une exposition, tantôt des textes autobiographiques à visée rétrospective, des scénarii, des notes ou transcriptions de textes de films. D’autres enfin sont des écrits sans usages, mêlant inextricablement érotisme et écriture. Dans « Un truc à essayer », texte rédigé en 1958 qui introduit magnifiquement ce volume, Snow nous décrit de la manière la plus factuelle l’intimité d’une caresse amoureuse; il s’agit d’une tentative exemplaire, qu’on ne peut pas ne pas rattacher au sulfureux tableau de Courbet, L’Origine du monde, de dé-distanciation de l’écriture vis-à -vis du sujet.
Michael Snow se moque de la prétention ou de la vanité de celui qui écrit. Il s’adresse à ses lecteurs individuellement, recherchant l’intimité. L’écrit est une affaire entre deux individus et lui l’auteur ne peut rien produire de bon si, à l’autre bout, il n’y a pas un lecteur de qualité. Il réserve à ce destinataire unique le style intimiste d’un échange épistolaire pour que s’opère un transfert d’un esprit vers l’autre. [Cf. « (Écrit à la main) Écrire », supra p. 124].
Dans Phèdre de Platon, Socrate fait valoir l’impersonnalité et l’artificialité de l’écrit au regard du discours, qui se forge à même l’élan vital [Platon, Phèdre, Paris, Livre de Poche, 1997, pp. 207-210]. récrit peut représenter symboliquement comme le fait la peinture, mais il ne saurait être. Snow a imaginé de multiples alternatives à la forme imprimée traditionnelle. Avec l’écrit « fait main », il réintroduit, par une parabole sur l’écriture masturbatoire, la dimension du corps dans la littérature. Le ciné-texte de So is This réinstalle au sein de l’écrit le travail de mémoire; le fait qu’on ne puisse jamais connaître ce que seront les mots qui suivent celui apparaissant à l’écran, à moins d’avoir vu le film plusieurs fois de suite ou de posséder la transcription du texte, apparente cette forme d’écrit à celle du discours. Le texte « Musiques pour piano, sifflement, microphone et magnétophone » a été rédigé dans la perspective de faire fonction d’image, en couvrant les quatre faces de la pochette du disque. Le traitement typographique, où le corps des lettres va décroissant, se propose de rendre compte des processus de compositions musicales enregistrées: l’analogie introduit un paradigme. Il faut y ajouter l’intention d’une expérience de synesthésie, entre lecture et écoute musicale, dans laquelle Michael Snow a compris qu’il pouvait recréer, avec seulement la pochette et le disque, les conditions d’un « entendre/voir/ penser » qu’il a mis en place dans certains de ses films [Voir son texte « Musiques pour piano, sifflement, microphone et magnétophone », supra p. 103]. Son texte « Mmusique / Sson » a été écrit en forme de gigantesque collage de typographies différentes, de fac-similés, de reprises de textes, dans l’esprit de ce qu’est la musique extraordinairement hétéroclite du CCMC, la formation avec laquelle Michael Snow joue depuis le milieu des années 1970. Le texte reproduit ici, que Michael Snow a essayé de rendre musical par des glissandi sur les voyelles, porte les stigmates généraux de l’ouvrage. Snow n’hésite pas à faire du sampling littéraire, en collant au milieu de son texte un extrait d’un texte de Richard Foreman.
On ne saurait présenter l’écrit, forme socialisée du langage, sans évoquer ce que Ferdinand de Saussure appelait la « substance sonore et psychique » de la parole, à laquelle, s’agissant de Snow, il faut ajouter le corps, ses tapotements ou sifflements si souvent mis à l’œuvre dans sa musique. Langage inné, le sifflement, que Michael Snow compare au doodle — dessin automatique où la main tente de se libérer du contrôle de la conscience —, est une forme musicale du souffle qui habite l’être humain. Avec Whistling in the Dark, œuvre solo réalisée uniquement avec son propre souffle et un microphone, la stratégie de Snow s’inspire des mouvements dans l’espace de la caméra pour . Michael Snow écrivait à propos de sa pièce sonore Tap que « taper à la machine est un acte très semblable à la façon dont la bande a été enregistrée, en tapant des doigts sur le micro ». Autre forme d’intervention du corps dans l’écriture. Michael Snow aime souligner ou provoquer ces analogies entre les langages, ces gestes identiques qui produisent des signes scripturaux ou sonores, ces mouvements visuels ou sonores qui déterminent un espace phénoménologique, ces paradigmes entre poésie visuelle et musique, entre son et image. Souvenons-nous du crescendo de la fréquence sonore de Wavelength au regard du zoom, ou de la partition sonore de La Région centrale à la fois audible et dirigeant les mouvements de la machine. Les catégories artistiques communiquent ainsi entre elles, laissant apparaître les traits communs d’un langage universel. En ce sens, l’écrit chez Michael Snow fait partie intégrante d’une œuvre multidisciplinaire. Revenant au titre de ce livre, Des écrits serait donc bien à considérer comme la partie de cette entité remarquable qu’est l’œuvre protéiforme et extraordinairement inventive de Michael Snow.
(Texte publié avec l’aimable autorisation de Jean-Michel Bouhours et des éditions de l’Ensba)
L’artiste
Michael Snow, né en 1929 à Toronto, est considéré comme l’un des artistes canadiens les plus importants. Il multiplie les expériences plastiques depuis le milieu des années 1950, mêlant peinture, musique, cinéma, sculpture, photographie ou vidéo. Il a reçu, en mars 2000, pour l’ensemble de son œuvre cinématographique l’une des plus hautes distinctions au Canada, le Prix du Gouverneur Général en arts visuels et arts médiatiques.
Les auteurs
Jean-Michel Bouhours est conservateur au Centre Pompidou—Mnam, chef du service des Collections Cinéma. Il a dirigé de nombreuses restaurations et sauvergardes patrimoniales tant dans le domaine du film que de la vidéo.
Jacinto Lageira est critique d’art. Il enseigne l’histoire de l’art et l’esthétique à l’École des Beaux-Arts du Mans, ainsi qu’à l’université Paris I — Panthéon-Sorbonne. Il a récemment publié Gary Hill (Collectif, Paris : éditions du Regard, 2001), Andreas Gursky (Paris : Musée national d’Art moderne), Marin Kasimir (CEAAC de Strasbourg / La Lettre volée, 2002) et D’après Ger van Elk (Bruxelles : La Lettre volée, 2002).