ÉDITOS

Des corps hors sujets

PAndré Rouillé

Les photographies surréalistes, les photomontages de Pierre Molinier, ainsi que les toiles de Lucian Freud, pour ne prendre que des exemples dans l’actualité artistique parisienne récente, ont en commun de présenter des corps souvent sensuels, parfois ouvertement désirants, dotés d’une épaisseur humaine, des corps chaudement habités par des sujets. Aujourd’hui, au contraire, de l’art aux médias, de la publicité à la mode, des clichés d’amateurs aux vidéos de surveillance, les corps qui transitent en flux devant nos yeux dans les expositions, les magazines et les réseaux de télévision et d’internet

Les photographies surréalistes, les photomontages de Pierre Molinier, ainsi que les toiles de Lucian Freud, pour ne prendre que des exemples dans l’actualité artistique parisienne récente, ont en commun de présenter des corps souvent sensuels, parfois ouvertement désirants, dotés d’une épaisseur humaine, des corps chaudement habités par des sujets.
Aujourd’hui, au contraire, de l’art aux médias, de la publicité à la mode, des clichés d’amateurs aux vidéos de surveillance, les corps qui transitent en flux devant nos yeux dans les expositions, les magazines et les réseaux de télévision et d’internet, semblent, ces corps, avoir été comme frappés par un processus de glaciation, ou de dématérialisation, conjugué à un retrait, ou une défaite, des sujets. Les corps se glacent et s’abstraient, les sujets s’absentent.

En art, la place du corps est aujourd’hui très différente de celle de l’époque moderne. Dans le sillage des performances des années 1970, des mouvements de désubjectivisation artistique affectent les corps selon deux grandes directions: d’une part, la mise à mal de l’organisation corporelle des corps; d’autre part, un déplacement de l’attention des corps vers les flux corporels.

En France, c’est peut-être Orlan qui a été la plus radicale (une importante exposition de ses œuvres vient de s’achever à l’Abbaye de Maubuisson). A partir de la fin des années 1980, elle a délibérément soumis son visage à une série d’opérations chirurgicales qu’elle a elle-même, en situation d’anesthésie locale, mises en scène et animées. Des photographies, des vidéos, des images de synthèse, voire des reliquaires renfermant de sa chair et de son sang dans des blocs de plexiglas, ont été extraits des opérations — celle 1993 a même été diffusée par satellite. Sur les images, le visage d’Orlan est ouvert par le bistouri, ses chairs saignantes, béantes ou tuméfiées. Ce qui, pour ses nombreux détracteurs, est scandaleux. A plus d’un titre.

Orlan est d’abord scandaleuse parce qu’elle déroge à l’impératif narcissique de l’éternelle jeunesse et de la beauté standard. La chirurgie est pour elle un outil artistique, non un moyen de se plier à des normes sociales de la beauté. Son corps est un véritable matériau artistique, et la chirurgie un mode de figuration — de défiguration et de refiguration — à même la chair: un opérateur de transfiguration, de recomposition organique.
Orlan est également scandaleuse parce qu’en transformant le bloc opératoire en atelier d’artiste, le chirurgien en assistant, et sa chair en matériau artistique, elle touche aux tabous qui pèsent en Occident sur la maladie, la mort, l’hôpital et la souffrance.
Mais le plus scandaleux vient sans doute du fait que les opérations affectent directement le visage lui-même. Interface entre l’intérieur et l’extérieur, le visage est le lieu central de la signifiance, par laquelle on est signifiant et signifié, interprète et interprété, et de la subjectivation, par laquelle on est fixé en tant que sujet d’énonciation. C’est pourquoi défaire le visage délibérément, sans nécessité médicale, est un acte tellement subversif qu’il ne peut que susciter l’incompréhension et les accusations de masochisme ou de pulsion de mort.

Les processus de glaciation et de désubjectivation des corps sont nombreux dans l’art occidental à partir de la fin du XXe siècle.
Vanessa Beecroft a ainsi organisé dans les plus grands musées du monde des performances avec des groupes de jeunes femmes qui, perchées sur de hauts talons, nues ou seulement vêtues de légers sous-vêtements, étaient contraintes de rester pendant plusieurs heures sans parler, debout devant des spectateurs invités à observer comment la fatigue affectait les corps et modifiait le tableau vivant. Calibrées, dénudées, désexualisées, immobilisées et ordonnées dans l’espace, ces figurantes n’étaient en fait que des occurrences d’un même modèle abstrait. Non pas des clones, mais déjà plus vraiment des femmes humaines: des êtres mutants dérivant bien loin du féminisme des décennies antérieures.

Aziz et Cucher, quant à eux, retouchent informatiquement des photographies de visages et de corps nus, en effaçant, totalement ou non, les organes sensoriels (yeux, bouches, nez, oreilles) ou sexuels (pubis, sexes, poils). On aboutit ainsi à une série d’êtres lisses, insensibles et asexués, privés de leurs facultés de se reproduire et de ressentir. Êtres aux corps sans organes, à l’identité incertaine, ni vraiment hommes ou femmes, ni vraiment humains ou choses: des êtres mutants d’un monde «post-humains» (titre de l’exposition organisée en 1992 à Lausanne par Jeffrey Deitch).

Mais la défection du sujet que l’art contemporain décline à l’envi au travers des corps, s’exprime, chez des artistes aussi différents que Gilbert & George, Cindy Sherman ou Andres Serrano, non plus dans les corps eux-mêmes, mais dans les flux corporels; non plus à la surface visible des corps, mais dans les déjections des profondeurs. Autrement dit, c’est au travers de leurs déchets et liquides corporels que sont appréhendés les corps désubjectivés: l’eau, le sang, la pisse, le sperme, la merde, la vomissure ou la nourriture putréfiée.

Le corps et le sexe masculins, le sperme, l’homosexualité, la religion, le sang, l’urine et surtout les excréments dominent l’œuvre de Gilbert & George à partir de 1982. Dans Shit Faith (Foi de merde, 1982), des étrons sortant de quatre anus roses disposés symétriquement sur les quatre côtés du tableau photographique forment une croix — le thème provocateur de la croix chrétienne faite d’étrons est souvent repris.
Au-delà d’éléments thématiques communs, la posture de Gilbert & George diverge radicalement de celle de Cindy Sherman. A l’opposé du regard tragique que celle-ci porte sur le corps féminin, la vision de Gilbert & George est plutôt positive, anticonformiste, allégrement provocatrice: «Si nous montrons de la merde, c’est que nous estimons qu’il faut l’accepter comme tout le reste. De toute façon vous sommes obligés de faire avec. Nous montrons la beauté qu’il y a là-dedans». Pour autant, dans l’œuvre de Gilbert & George, la merde désigne moins la chose qu’elle n’exprime la misère existentielle de l’homme, sa condition de mortel, sa pauvreté d’être éphémère: né des déchets (la terre, la boue), condamné à redevenir déchet après la mort.

Chez Andres Serrano, les déjections corporelles s’inscrivent dans une tentative, mi-ludique, mi-ironique, mi-provocatrice, de reconfigurer les territoires de l’acceptable et de l’inacceptable.
Mais par delà les différences et les singularités des œuvres, des démarches et des artistes, un pan de l’art de la fin du XXe siècle exprime à travers les corps ce processus de défection du sujet humain, et de mutation profonde de la forme-Homme, thématisé à la fin des années 1960 par Michel Foucault selon lequel «l’Homme n’est qu’une invention récente, une figure qui n’a pas deux siècles, un simple pli dans notre savoir, et qu’il disparaîtra dès que celui-ci aura trouvé une forme nouvelle» (Les Mots et les Choses).

Quelque chose de ce processus semble, hors de l’art, s’affirmer dans la publicité et l’industrie mondialisées de la mode, où les corps sont uniformisés, standardisés, expurgés de leurs moindres scories et différences, réduits à une surface conforme et lisse, sans épaisseur ni consistance.
On voit ainsi s’établir une convergence entre une économie de marché exacerbée, sinon débridée; entre des technologies numériques d’image et de diffusion redoutablement performantes; et entre des normes corporelles aussi efficientes qu’elles paraissent souples et fluides. Ensemble, ces trois aspects économiques, techniques et esthétiques contribuent à tracer et diffuser les contours d’un type de corps conforme à la version contemporaine du libéralisme. Et, ensemble, exercer un pouvoir sur les corps: un bio-pouvoir (Michel Foucault).

En outre, il faudra examiner comment cette nouvelle forme-Homme, qui semble se mettre à consister à l’époque présente du libéralisme mondialisé, est renforcée par l’essor de l’omnisurveillance — par la vidéo, internet, et tous les dispositifs électroniques en réseau; comment elle s’accorde avec l’hygiénisme contemporain qui enferme les corps derrière une multitude de films en caoutchouc, d’écrans et de masques; comment, enfin, la disjonction croissante entre corps et sujet se nourrit de l’immense banalisation et de la sournoise dissolution des corps dans la profusion inouïe de ces images quelconques de l’infraquotidien qui saturent les réseaux — images informes, images sans regards.

Défaite et banalisation des corps, faillite des sujets, saturation et abolition des regards: autant d’éléments qui pourraient attester de l’émergence d’une forme nouvelle de l’Homme, ce «simple pli dans notre savoir».

André Rouillé

Lire
— Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Gallimard, Paris, 1966.
— André Rouillé, La Photographie, entre document et art contemporain, Gallimard, Paris, 2005.

Consulter

Le vide, la mort, la merde…, Editorial #248.

AUTRES EVENEMENTS ÉDITOS