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Des Berniques

Il y aurait un peu de Flaubert dans cet album aussi intrigant qu’attachant. Des moments sans grâce particulière, réalistes, seraient donnés à voir, des instants où une lente déchéance est à l’œuvre, comme dans Madame Bovary.
Il y aurait un peu de Normandie – et ce n’est pas une offense faite à l’auteur breton de Roazhon (Rennes en breton) – à travers ce couple qui se repaît de l’indécision du « p’têt ben qu’oui, p’têt ben qu’non », incapable de se séparer, par habitude, par tendresse mais fanée.
Il y aurait cette difficulté surmontée haut la main à montrer la vacuité du quotidien dans la vie amoureuse du couple. « A quoi bon ? », semblent exprimer les deux personnages, sans un mot, seulement à travers leurs gestes et leur attitude.

Deux parties distinctes composent ce récit ramassé. La vie avec lui et la vie sans lui. D’une part, la tentative de lutter contre le quotidien de la vie à deux. D’autre part, une fête arrosée et dansante dans un appartement. Deux instantanés révélateurs en quelque sorte, qui font la part belle au silence, au repli sur soi. L’homme et la femme vivent une histoire d’amour qu’on devine s’effriter. Chacun habite chez soi. Ils ne partagent pas tout, par précaution sans doute.

Dans la première partie, la plus riche sur le plan émotionnel, après une soirée passée chez elle, l’homme n’aspire qu’à être seul, chez lui. Au cours du récit, à chaque fois qu’ils se trouvent éloignés l’un de l’autre, ils pensent au comportement de l’autre, à ces moments au cours desquels ils n’auront pas été capables de parvenir à une plénitude. Alors ils essayent à nouveau, ils se forcent. En partant quelques jours au bord de la mer, dans la maison familiale, ils veulent faire en sorte que l’amour soit leur seul guide. En vain. L’environnement, les objets du quotidien, le climat, la pluie prennent le dessus. Des Berniques dirait alors l’histoire d’un couple accaparé, envahi par l’extériorité. Ils ne vont pas agissant mais subissant, impuissants, incapables de faire jaillir l’étincelle d’un amour ardent, et inaptes à forger l’unité et l’harmonie d’un vrai couple. Tout devrait être à leur service pour célébrer leur passion, ce n’est pas le cas. L’amour n’est plus un aiguillon de vie mais un fardeau. Alors, les sentiments s’appesantissent de plus en plus, aussi bas et lourds qu’un ciel spleenétique.

L’un des passages les plus forts se situe dans cette maison humide. Lui finit de s’abîmer devant la télé tandis qu’elle monte dans la chambre. Là, dans une pénombre épaisse, faite d’une trame encore humide à l’encre très noire, dont seul Sébastien Lumineau semble avoir le secret, dans cette pénombre magnifiquement rendue par un effet quasi mobile du trait, elle retrouve un carnet secret avec à l’intérieur, de petits morceaux de papiers vierges pliés en quatre. Ces feuillets attendent sagement que la flamme d’une bougie révèle l’encre sympathique, le citron ou le vinaigre secs, à moins que ce ne soit la source asséchée de l’enfance. (Les cases qui montrent l’effet de la bougie sur le papier sont une expérience visuelle aussi forte que celle réelle).
Une fois le dessin révélé, aucun émoi, aucun élan chez la jeune femme, juste une grimace. Comme si ce qui constituait le noyau dur de ses croyances d’enfant, cette petite bouée de sauvetage pour adulte en plein doute, s’était consumée aussi aisément que le papier jauni. Sa prise de conscience d’être entrée dans l’âge adulte s’accompagne d’un désenchantement qui balaye tout, même l’émerveillement de l’enfance. Savoir s’amuser d’un rien, c’est bien fini. Place à l’ennui à présent.

Cette séquence du livre contient le silence le plus profond et le plus pur, le vrai miroir du personnage féminin. Et c’est toute la réussite et la force du peintre du quotidien maussade qu’est Lumineau puisqu’il magnifie par ces cases d’une rare intensité, le terme de « bande dessinée ». Rien d’autre n’est utile au lecteur pour comprendre le personnage féminin que ces lumineux silences dans la nuit, ces minuscules craquements de l’être qui sculptent une vie. Ce silence offre au lecteur une liberté d’interprétation « inouïe ». Et cette dernière peut d’ailleurs s’avérer aussi bavarde que sont taciturnes les personnages…

Des Berniques montre ainsi de façon aiguë l’impossibilité à communiquer au sein du couple. Parler s’avère alors non seulement superflu mais aussi inefficace. La parole est stérile. L’échange, infructueux.

Pourtant, tout au long de l’album, la fraîcheur mélancolique des situations séduit à chaque fois. Tout pourrait devenir joyeux, léger, mais une sorte de bourdon empesé du quotidien virevolte fatalement d’elle à lui. Ils sont tout deux dans l’expectative d’un incident, d’un hasard, d’une péripétie favorable, mais qui n’adviendra plus.

Dans la seconde partie, une seule scène : une soirée dansante dans un appartement. Cette fête est rendue par une fragmentation du temps en micro-instants – qui sont autant de petites cases carrées – mais avec une bande-son continue. Les lourds silences de la première partie contrastent avec la musique ambiante poussée à fond de cette deuxième partie. Quand la jeune femme croise des connaissances, le dialogue avorte, une fois de plus. La musique couvre tout, étouffe les mots. La jeune femme, seule à présent, agit. Elle fume, boit, pas assez peut-être, elle se cogne la tête, reçoit une tache sur sa robe, cherche un truc dans le frigo, mais rien de plus ne se passe. Une fête n’est pas toujours exceptionnelle, surtout quand on n’y cause avec personne. La jeune femme, très en dehors du cÅ“ur de la fête, n’aspire qu’à échapper au vacarme ambiant, qu’à s’oublier dans le silence d’elle-même.

Elle se retrouve assise sur son lit, rongée par le spleen et le doute. Peut-être est-ce dernier qui construit le mieux les individus ?

— Sébastien Lumineau, Des Berniques, 2010. Editions Cornélius. Noir et Blanc. 96p.

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