L’ouverture Palais de Tokyo avait introduit une bouffée d’oxygène dans l’atmosphère confinée du petit monde de l’art qui, (gentiment) chahuté dans ses rituels et conservatismes, avait violemment réagi. Pour ou contre, mais avec passion. Quoi? ouvrir jusqu’à minuit! Quoi? oser présenter des œuvres d’art dans un bâtiment brut de décoffrage, plus proche d’un squat ou d’une friche que d’un musée! Quoi? encore et peut-être surtout, faire cela dans l’un des quartiers les plus chics de Paris attaché à ses traditions, ses privilèges et son territoire et prompt à voir dans le hideux visage qu’arborait le Palais de Tokyo le spectre d’un envahissement du quartier par des hordes d’anticonformistes passionnés d’un art plus marginal que contemporain.
Aujourd’hui aucune réaction ne s’est vraiment fait entendre à propos de la nouvelle configuration du Palais de Tokyo dont la superficie accessible au public vient d’être portée à un total énorme de 22000 mètres-carrés par l’ouverture de deux niveaux antérieurement fermés, situés dans les profondeurs du niveau existant.
Or cette extension à plus d’un titre positive ne se réduit pas à son aspect quantitatif car elle touche aux dispositifs de mise en espace des œuvres en brisant la logique du «white cube» qui s’est largement imposée dans le sillage des avant-gardes occidentales du XXe siècle.
C’est en réalité tout le modèle muséal qui est ici battu en brèche de façon incomparablement plus nette qu’avec la première version du Palais de Tokyo qui, elle, reste inchangée. Le scandale était né des accrocs provoqués aux formes canoniques du musée par le geste architectural de faire émerger certains traits de la structure, des matériaux et des équipements du bâtiment ordinairement masqués par tout un appareillage de coffrages, de plâtre et de peinture.
Soudain, le lieu cessait ainsi d’être abstrait et lisse, d’une blancheur uniforme et immaculée, totalement isolé du monde et radicalement détaché des triviales contingences techniques de son fonctionnement. La matérialité du lieu faisait irruption dans la pure idéalité de l’art et de l’esthétique.
Cette entorse architecturale au modèle canonique des lieux d’art inscrivait le Palais de Tokyo dans un espace d’aimable distinction vis-à -vis des autres institutions artistiques françaises, et concrétisait son orientation d’opérer d’audacieuses ouvertures en direction des formes émergentes de l’art international.
Pour sortir du modèle chancelant du «white cube», il fallait en quelque sorte en bousculer symboliquement la version architecturale, sans toutefois la détruire, sans non plus remettre radicalement en cause le régime du regard pur, cérébral et discursif, qu’il soutenait. Aussi l’essentiel était-il préservé sous la forme de la belle et vaste cimaise curviligne qui a accueilli les meilleures œuvres durant toute la première époque du Palais.
Or aujourd’hui, les deux niveaux en sous-sol adjoints au niveau d’origine affectent profondément les régimes d’exposition, de visibilité et de mise en sens des œuvres. Après avoir ébranlé l’utopie moderniste de pureté du «white cube», le Palais de Tokyo la mine littéralement avec l’ouverture de ces bas-fonds du bâtiment dont l’étendue et la configuration labyrinthiques forment un véritable dédale.
Dans les deux nouveaux espaces du dessous, tout, ou presque, est sombre, obscur, hétéronome, inextricable. A l’inverse du «white cube» qui, même chahuté, garantissait une certaine proximité avec les œuvres.
Dans sa configuration actuelle, le Palais de Tokyo est ainsi clivé entre le haut et le bas, entre le blanc et le noir, entre la lumière et l’ombre, entre une conformité libre aux normes muséales et une totale hétéronomie. Entre un espace qui tend à s’effacer devant les œuvres, et un autre qui les engloutit dans l’immensité chaotique et ténébreuse d’un dédale.
Le regard et le rapport aux œuvres, l’acte curatorial de présenter les œuvres et celui des spectateurs de les contempler, diffèrent entre le niveau du haut et ceux du bas.
Le regard du haut s’exerce dans la plénitude d’un espace lisse, et dans l’intense attraction de la surface fortement codifiée de sa cimaise : un dispositif propice à un regard pur, libre de toutes contingences et disponible à conjuguer sans contrainte l’intellection et les émotions esthétiques.
Rien de tel dans le dédale des vastes et sombres niveaux du bas où l’œil est trop mobilisé à se repérer pour s’impliquer dans un regard esthétique. Autant l’espace du haut tend à s’effacer devant les œuvres, autant celui du bas les recouvre, les occulte et les condamne à l’invisibilité.
La libre contemplation fait place à une longue errance dans un chaos d’espaces et d’éléments architecturaux, d’ombre épaisse trouée de rares points de lumière, où d’improbables rencontres se produisent avec des œuvres souvent aussi énigmatiques que leur raison d’être là . Parfois émergent quelque enclave de lumière vive qui s’avère émaner d’une structure en forme de cimaise posée là , comme venue de nulle part.
En fait, ces juxtapositions aléatoires sans conditions de visibilité garanties, sans pertinence apparente, sans inscription dans une séquence discursive ou esthétique affirmée, reviennent à abandonner les œuvres à leur solitude de choses, à les priver des chemins d’accès à leur épaisseur esthétique autant qu’à leur ampleur signifiante.
Des hauteurs aux bas-fonds du bâtiment, de la lumière aux profondeurs de l’ombre, de la contemplation à l’errance, de la construction esthétique et discursive aux juxtapositions asignifiantes, de la cimaise au dédale, c’est une orientation qui s’actualise en forme de «dérive».
Si l’exposition-phare de la saison «Imaginez l’imaginaire» du Palais de Tokyo s’intitule «Les dérives de l’imaginaire», il est à craindre que la dérive, le hasard, la trouvaille, l’errance débordent de beaucoup le cadre d’une saison et d’une exposition pour qualifier une orientation ou la situation d’ensemble de l’institution.
De cimaises en dédale, les «dérives» mènent à une défaite des formes les plus fécondes et dynamiques de la pensée et de l’art occidentaux.
André Rouillé
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