Dès l’entrée dans l’exposition, on est confronté à des fragments de paysage, dont les éléments reconnaissables — rocher, faune, représentation picturale — perdent leur réalité à mesure que l’on s’en approche. Reste des impressions, celles d’une nature ambiguë et insondable, au caractère résolument polymorphe.
Au sol, un profil de lapin géant en métal poli évoque une étendue d’eau, dans laquelle se reflètent, par intermittence, les confettis colorés de Flip/Flap, l’œuvre voisine d’Hugues Reip. Tout près, sur le mur, pendent les restes d’une reproduction des Nymphéas de Monet, rendue presque méconnaissable en raison d’une oblitération méthodique. Au loin, la toux d’un homme, dont on ne peut identifier la source, agace l’oreille de son inlassable rengaine. Où sommes nous ? La première sensation est celle d’un égarement, d’une errance entre le réel et le fictionnel, une dérive comme l’évoque très judicieusement le titre de l’exposition, «Dérive». Mais vers quoi ?
La nature décrite ici doit être prise au sens large du terme, fidèle à la maxime de Maurice Merleau-Ponty : «Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme». Ne s’opposant en rien à la culture, elle tolère l’artifice.
Ainsi en est-il de l’œuvre de Hugues Reip, dont le réseau lenticulaire à effet d’animation 3D sert la matérialisation d’une constellation d’astres clignotants. Plusieurs écrans se succèdent. Y apparaissent des sphères multicolores, qui disparaissent aussitôt que notre corps se déplace et oriente différemment le regard. Les effets optiques se mettent au service d’une dimension cosmique, identifiée par sa variabilité essentielle — des étoiles meurent et naissent chaque seconde. Relativité de la perception et précarité de la condition humaine…
Ailleurs, chez Marc Etienne, une forêt miniaturisée, où subsistent les traces discrètes de l’activité de l’homme, se laisse deviner à l’intérieur une coquille entrouverte. Le paysage y est enfermé comme dans une boule de neige, écrin kitchissime prisé par les touristes et les amateurs de folklore. Ici, l’illusion disparaît au profit d’un trucage grossier et explicite, posant la question de l’existence de l’authentique.
Son titre, Down the Uncanny Valley, fait référence à la théorie de la «Vallée de l’étrange», élaborée dans les années 1970 par le scientifique japonais Masahiro Mori. Selon lui, plus les robots sont humanisés, plus ils ont de chance d’être intégré à la société et au réseau domestique. Mais jusqu’à une certaine limite, où trop de ressemblance physique créerait inévitablement une impression de malaise. Comme dans l’œuvre, microcosme d’humanité, le sentiment de réalité devient instable.
Au fur et à mesure de notre cheminement dans les espaces, la nature révèle son caractère hybride. Les fausses pierres de Marc Etienne s’agitent et toussotent, le primate bipède de Daniel Firman emprunte à l’homme sa dignité en même temps que son costume, l’étrange Creuset de Vincent Beaurin découvre un gracile piédestal en bois de rennes.
La confusion entre les règnes — animal, minéral — et entre les espèces donne naissance à toutes sortes de chimères, tantôt risibles, tantôt inquiétantes. Cette nature insolite, à la faune et à la flore improbables, rend compte des transformations génétiques et technologiques de notre siècle.
Un univers de synthèse et de mutations, fruit du hasard ou de la manipulation humaine, transparaît en filigrane. Le sens à donner à tout cela, lui, reste en suspend, dérive vers des terres invisibles comme les paysages furtifs de Christophe Berdaguer et Marie Péjus.
Hugues Reip
— Flip/Flap, 2003. Réseau lenticulaire à effet d’animation, pvc. 110 x 80 cm.
Stéphane Calais
— Genau, 2007. Impression numérique, acrylique, papier, colle et bois. 210 x 160 x 10 cm.
Wilfrid Almendra
— Fugazi, 2007. Résine, acier poli, cuir, peinture. 70 x 590 x 300 cm.
Berdaguer & Péjus
— Dreamland/disparaître ici, 2007. Carton plume, brouilleur d’ondes, video, néons, moquette, matelas, dimension variable.
Marc Etienne
— Down the uncanny valley, 2005. Plâtre, flocage, éléments de maquettes. 60x40x50 cm.