ART | CRITIQUE

Depuis 1950, le Déroulement de la peinture

PJacqueline Karp
@03 Nov 2010

A 87 ans, l’inclassable Judit Reigl, qui a navigué toute sa vie entre l’abstrait et le figuratif en refusant toutes les étiquettes, a finalement droit à une belle rétrospective, sans coupes sombres.

Le Musée des beaux-arts de Nantes dispose, pour ses expositions temporaires, d’un vaste carré lumineux éclairé par le toit en verre: le Patio. Judit Reigl a choisi d’accrocher ce qu’elle appelle le «cœur de son œuvre» dans ce patio, et d’installer par ordre chronologique le reste de ses toiles dans les couloirs extérieurs. Le résultat est un ensemble cohérent, reposant, qui permet de multiples «déroulements» et d’«entrées-sorties».

«Depuis 1950, le déroulement de la peinture» est l’une des plus complètes expositions de la carrière de Judit Reigl. Elle fait suite à celle qui vient de se terminer au Modem de Debrecen, Hongrie, intitulée «The Rhythm of Existence».

L’exposition commence par les toiles envoûtantes de sa période surréaliste, celle qui a tant plu à André Breton et pour lesquelles il avait organisé sa première exposition à Paris, après la fuite de Reigl de sa Hongrie natale. Face aux formes anthropomorphes de Ils ont soif insatiable de l’infini (1950) où un cheval couleur tomate, la gueule grande ouverte, avance son unique sabot vers le spectateur, on pourrait penser à Dalí ou à de Chirico. Mais c’est un tableau unique. Les volutes géométriques aux couleurs électriques de Flambeau des noces chimiques (1954) nous mènent déjà sur le chemin de l’abstraction.
A partir de 1955, Judit Reigl s’affranchit du milieu surréaliste pour se frayer un chemin à elle. Elle avait fui la Hongrie, disait-elle, pour éviter une formation normalisante. Dorénavant elle fuira toute classification, travaillant seule, loin du monde et en passant de longues périodes sans exposer. Rejetant d’abord ses pinceaux, elle cherche dans les marchés aux puces des outils adéquats: tringles de rideau, lames de rasoirs incurvées, bouts de bois.

Entre 1955 et 1965, Judit Reigl avance sur plusieurs séries en même temps: Éclatement, Centre de dominance, Écriture en masse et Expérience d’apesanteur, à chaque fois son défi étant de représenter les énergies de l’univers. Ce travail gestuel, sans préméditation et sans préparation, n’est jamais corrigé. Soit le geste est satisfaisant, soit l’œuvre est mise au rebus. Certains renaîtront plus tard dans ses palimpsestes sombres, Guano.

Dans ses Éclatement (les toiles de ses différentes séries portent presque toujours le même titre que la série), c’est la force centrifuge qui est sur scène. Le terme anglais «action painting» convient tout à fait à Judit Reigl: elle commençait par projeter des poignées de peinture vers le centre de la toile («J’achetais le meilleur marché possible, des pots de 1 kg de blanc et de noir», explique-t-elle) — c’est d’ailleurs le noir avec quelques bribes de couleurs vives qui va dominer son œuvre pendant très longtemps.
Ensuite, elle poussait ces mottes de peinture vers l’extérieur, avec divers outils, en laissant des monticules de pâte collés à la toile. Le résultat: une série d’étoiles éclaboussées qui occupent la surface comme des instantanés de feux d’artifice.

Ses Centre de dominance sont le contraire des Éclatement. Au lieu d’explosions de couleur, il s’agit de formes arrondies qui tournent sur elles-mêmes dans l’espace.
La rangée de trois toiles exposées montre chacune une grosse spirale noire qui embrasse, ici un jaune orangé, ici un bleu vif. Si les Éclatement offraient des sensations de légèreté de geste et de forme, les Centre de dominance imposent par leur force, leur masse noire concentrée, ainsi que le travail physique exigé. Ici, c’est la force centripète qui est représentée. On comprend aussi que la représentation de l’apesanteur était déjà l’une des préoccupations majeures.

Judit Reigl a toujours travaillé par séries, souvent avec plusieurs séries simultanément. C’est de ses Écritures en masse, des blocs et des taches noires sur fond écru qu’elle exécute dans les années 60-65, qu’émane la série la plus controversée de son œuvre, Homme. Pour Écriture en masse, le noir est jeté en bas des toiles mesurant plus de 4 mètres-carrés et repoussé avec des mouvements continus ou discontinus, mais qui partent toujours d’en bas, soit avec les mains, soit avec des outils qu’elle fabrique, sur toute la surface, le geste, et sans doute l’artiste, s’essoufflant vers le haut.

L’accrochage en face à face des les deux séries, Écritures en masse et celle qui a suscité tant de controverses, Hommes, permet des comparaisons. On a reproché à Judit Reigl d’avoir abandonné l’abstraction et d’être retournée à la représentation humaine. Pour elle, il s’agissait au contraire d’un déroulement à partir d’Écriture en masse, en aucun cas une rupture. Les comparer permet de voir effectivement dans certains de ses Éclatements des masses noires bouger, et d’imaginer des personnes qui flottent dans des paysages de neige (en particulier dans Les Huns, et Écriture en masse, 1965, 236 x 208 cm).

Hommes est une série de torses musclés, statiques, aux contours noirs, dont une douzaine sont accrochées dans l’exposition. Ici la couleur revient: des fonds bleu-violet, des torses rouges, mais toujours des contours noirs, créés avec exactement les mêmes gestes que pour Éclatement, de la peinture jetée puis repoussée avec force, au moyen d’outils fabriqués à partir de bouts de métal ou de bois, et toujours avec un mouvement de bas vers le haut de ces immenses toiles, des gestes jamais retravaillés.

«Le corps humain est issu de mes tableaux abstraits, inconsciemment. Ce n’est pas moi qui l’ai voulu. Quand on regarde l’Écriture en masse, on voit bien que le corps y était déjà».
Ce travail extrêmement dur et physique finit par devenir un carcan. Judit Reigl en cherche la sortie, la lumière et la légèreté. Le triptyque Homme de la série Drap, Décodage (1973), des tempura sur toile libre, lui offre cette libération. Ces trois toiles sont «l’empreinte des anciens tableaux de la série Homme» voilés par l’artiste. Finis ses traits noirs, finis ses gestes musclés… ici des corps aux tons et aux taches verts et gris flottent sur des voiles transparents.

De ses séries ultérieures, on retiendra surtout Déroulement, des années 70 à 80, qui occupe la partie centrale de l’exposition. Six tableaux en sont exposées, pour lesquels Judit Reigl a appliqué la peinture sur les deux côtés d’immenses tissus pliés puis suspendus dans son atelier, peinture à l’huile d’un côté, acrylique de l’autre. Ces tableaux montrent des fonds unis, souvent mais pas toujours aux tons gris, croisés à l’horizontale de taches. Judit Reigl travaillait ici avec la musique, pas comme inspiration, mais comme cadre, suivant avec des bribes de couleurs les phrasés de Mozart, de Beethoven, mais surtout de Bach. Dans l’immense Déroulement (1976, 220 x 600 cm) placé à l’entrée de l’exposition, on se croirait devant un feuillet du Coran bleu.

Restera-t-elle dans l’abstraction par la suite? Non! Pour ses dernières œuvres, ses figures humaines de la série Hors — titre choisi soulignant son désir de rester en dehors de toute classification —, et sa série inspirée du 11 septembre, elle a repris ses pinceaux, laissés depuis plus de quarante ans.

Cela ne change en rien ses préoccupations: couleurs et textures, la science et l’universel. «J’ai toujours fui la personnalisation, dit-elle. C’est pour ça que les torses de ma série Homme sont sans tête». Même chose pour l’émotion, bannie de toutes ses toiles, y compris celles du 11 septembre. Tout en étant une des rares occasions où elle admettra l’influence des événements du monde, ces corps roses qui chutent dans le vide sont, en quelque sorte, le déroulement logique de ses expérimentations abstraites des années 60 sur la représentation de l’apesanteur.

Publications
— Catalogue de l’exposition: Judit Reigl, Le Déroulement de la peinture, Ed. Fage, 2010 (plusieurs auteurs : Blandine Chavanne, Alison de Lima Greene, Guitemie Maldonado, Alice Fleury et un entretien avec l’artiste mené par Jean-Paul Ameline).
— Agnes Beresz, Judit Reigl, volume 1, Kalman Maklary Fine Arts, Budapest, 2010
— Marcelin Pleynet, Judit Reigl-Œuvres 1974-1988, Erdész Maklary Fine Arts, Budapest, 2009.

Oeuvres

— Judith Reigl, New York (11 septembre 200)1, 2001. Techniques mixtes sur toile. 180 x 200 cm
— Judith Reigl, Flambeau de noces chimiques. Ecriture automatique, complète, psychique, physique, 1954. Huile sur toile. 168 x 228,5 cm
— Judith Reigl, Guano, vers 1958-1963. Huile sur toile, technique mixte. 232 x 208 cm
— Judith Reigl, Torse, 1967. Huile sur toile. 236 x 207
— Judith Reigl, Menace, 1952. Huile sur toile. 99 x 145 cm
— Judith Reigl, Maldoror, 1953. Collage. Illustrations de magazine découpées et collées sur carton. 32,5 x 29,5 cm
— Judith Reigl, Ils ont soif insatiable de l’infini, 1950. Huile sur toile. 109 x 97 cm
— Judith Reigl, A Beckett, 1995-96. Technique mixte sur toile. 225 x 225 cm
— Judith Reigl, Liens, 1976. Peinture acrylique et glycérophtalique sur toile. 195 x 300 x 3 cm.
— Judith Reigl, L’Egyptien, 1986. Techniques mixtes sur toile. 220 x 195 cm
— Judith Reigl, Polyptique anthropomorphie, 2008

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