Dans son exposition «Corps en résistance» au Jeu de Paume à Paris (2 juin-27 sept. 2015) Valérie Jouve compose une narration, un montage de vingt-cinq années de travail à travers différents territoires et rencontres. Ses séries photographiques saisissent des corps dans leurs environnements sociaux colonisés par l’urbanisation. Les milieux ordonnés et fonctionnalisés des centres urbains résonnent avec des espaces périphériques, en transition ou en friche. Ces paysages, délibérément extirpés de leurs contextes géopolitiques, réfléchissent la situation de l’humain à l’heure de l’uniformisation des modes de vie et de la globalisation économique. En articulant film et photographie, l’exposition renouvelle la manière d’appréhender chacun de ces médiums sans les figer. En faisant dialoguer personnages et paysages, végétation et construction, sans préciser les lieux de prises de vue, elle ébranle la représentation binaire et traditionnelle du monde. Le spectateur s’engouffre alors dans les images et crée ses propres correspondances.
Orianne Hidalgo-Laurier. Vous avez suivi des études d’anthropologie avant d’entrer à l’école de photographie d’Arles, faites-vous un lien entre ces deux disciplines?
Valérie Jouve. J’ai nié ce rapport à l’anthropologie pendant longtemps parce que les sciences humaines ont tendance à figer les choses, à les délimiter au point qu’elles ne peuvent plus respirer, se déplacer et bouger. La photographie me semblait être un outil plus ouvert, un espace de projection de l’autre. Elle permet de questionner différents phénomènes sans les asseoir à un endroit précis: je ne fige d’ailleurs pas les lieux dans mon travail.
En donnant des sous-titres génériques à vos séries — Les Personnages, Les Façades, Les Passants, La Rue, Les Situations, Les Arbres — vous effacez effectivement les repères factuels. Y a-t-il une volonté de brouiller les frontières et de toucher à une condition humaine universelle?
Valérie Jouve. Ce travail peut susciter l’incompréhension du public puisque nos habitudes en photographie restent attachées à l’indexation, au lieu où a été prise l’image. Considérée simplement à travers sa relation avec la réalité dont elle est tirée, la photographie serait presque dans l’incapacité de produire une image. Elle reste dans un rapport à une situation, à un fait, à un lieu: il n’est pas légitime de ne pas renseigner ses sources.
Pour ma part, je m’intéresse aux manières dont l’image peut susciter des questionnements sur l’humanité et nos sociétés contemporaines en général. J’abstrais l’image de son indexation. Elle me semble beaucoup plus puissante quand elle n’est pas amenée de manière frontale, accompagnée d’un cartel explicatif par exemple. On n’y rentre pas de la même manière si l’on reconnaît le lieu. On ne se projette pas dans l’image mais dans la lisibilité d’un objet ou d’une situation. Bien qu’enregistrement d’une chose vue, la photographie s’avère aussi capable de produire des images qui transcendent cette simple lecture de la réalité.
Vous vous différenciez de la photographie documentaire, attachée à une certaine neutralité et objectivité…
Valérie Jouve. Je me différencie de la photographie documentaire tout en employant son vocabulaire mais sans en faire une finalité. La notion d’enregistrement me paraît essentielle: je ne me fais pas l’illusion d’une image qui serait totalement fabriquée. La notion de documentaire m’intéresse dans sa capacité à faire retour sur un réel, dans son rapport au vivant. Elle me semble davantage philosophique que simplement descriptive.
Quelle est la part de mise en scène dans votre travail?
Valérie Jouve. Elle est très large puisqu’elle est directement construite par la structure urbaine et que les personnages se mettent eux-mêmes en scène. Si mon travail présente un théâtre de la vie, c’est au sens dostoïevskien du terme: certains personnages développent une caractéristique profondément et essentiellement humaine.
Puisqu’une image reste de toute façon fabriquée, en deçà de la réalité, j’élabore une mise en scène pour la regorger d’une sensation de vivant, contourner les rigidités de l’appareil photographique. Le montage, utilisé par exemple pour les images de files de voitures, n’est pas là pour s’affirmer en tant que tel mais pour atteindre une image plus juste, pour remettre en œuvre ma propre expérience d’un espace, ce que j’ai vu. La part de mise en scène joue également au niveau de l’accrochage matériel au sein de l’exposition. Je la radicalise pour déplacer le regard du spectateur depuis la photographie vers l’ensemble des images.
Les motifs de la frontière, du mur et de la façade traversent vos images. Le cadre photographique interroge-t-il les cadres politiques et territoriaux?
Valérie Jouve. La photographie me permet de faire formellement cohabiter différents environnements à travers le montage, la couleur, les lumières… Pour moi, elle entretient un lien avec la musique. Je n’utilise jamais le politique comme objet du travail. Celui-ci est toujours sous-jacent dans la relation que j’ai envie de faire vivre au public avec un environnement. Les murs, les façades, les abords, tous ces espaces sont à repenser. Je ne les appréhende pas comme des zones à déterminer mais comme des objets à reconsidérer, à regarder, à libérer de leurs connotations négatives. Ce travail émet une critique de l’esprit de normalisation et de rationalisation, en progrès croissant depuis les trente dernières années. Je reconsidère à la fois des espaces qui ne fonctionnent pas dans cette logique et d’autres, comme les façades, qui en incarnent les répercussions très lisibles. La façade, c’est la rationalisation d’un bâtiment.
Justement, à travers les différentes salles de l’exposition, des façades lisses jouxtent des espaces en friche, en transit. Dans le même temps, une voix diffusée dans une autre salle, celle de Tania Carl, dénonce le système capitaliste…
Valérie Jouve. On peut y percevoir un certain lien. Mes images et ce témoignage ne sont pas pensés en termes de contraires. Le monde ordonné des façades pourrait tout à fait cohabiter ou être un pendant des espaces en friche. Je remets en communication des mondes ordinairement perçus comme cloisonnés. Il y a certes une évocation critique du capitalisme mais il s’agit moins d’en faire mon sujet que de le remettre en œuvre avec un autre monde et voir comment les choses peuvent se nourrir les unes des autres.
Vous faites aussi communiquer images fixes et images mobiles. Comment appréhendez-vous le rapport entre la photographie et le film?
Valérie Jouve. Avec la photographie, je peux déployer une narration que je construis moi-même. Le film me permet de déplier un territoire, de faire coexister plusieurs dimensions dans le même espace-temps, le même présent, et d’en souligner les relations. Aujourd’hui, j’envisage de mêler photographie et cinéma en intégrant par exemple la photographie dans le film. Elle seule peut radicaliser la temporalité du film, elle agit comme un couperet, arrête sa progression, le casse.
Ma dernière pièce, Blues (un ensemble de cinq séquences filmiques, de photographies et d’enregistrements sonores), joue au cœur d’un montage avec la notion d’accrochage associée à la présentation d’un travail photographique. Dans mes images, je souhaite remettre en mouvement nos considérations sur la ville et nos façons de l’habiter. Dans l’espace d’exposition, je cherche à déplacer nos habitudes de perception liées aux outils photographique et cinématographique. J’ai commencé la vidéo au moment où je m’installais dans un vocabulaire photographique, une façon de faire. Le cinéma m’a permis de retrouver la photographie dans d’autres champs artistiques, en regard d’une autre technique.
Vous travaillez notamment sur le territoire palestinien. Qu’est-ce qui vous y intéresse et pourquoi avez-vous titré l’une de vos œuvres 6 villes palestiniennes?
Valérie Jouve. Ce territoire a mis en relief un phénomène que j’ai toujours exploré : coloniser un espace et l’occuper. Aujourd’hui, la grammaire de l’occupation et de la colonisation, due à un capitalisme extrême, me semble omniprésente. Jusqu’à présent, j’ai travaillé sur le territoire palestinien et je commence à m’attacher au territoire israélien afin d’en marquer les différences, sans prise de parti. 6 villes palestiniennes, une projection d’un ensemble photographique, clôt l’exposition à juste titre: je nomme la seule chose à laquelle on dénie le nom. Il s’agit de mon travail le plus documentaire au sens classique du terme: cette pièce reconnaît simplement la Palestine. Mises bout à bout, ces villes qui me sont familières, relativement différentes les unes des autres sur un même territoire, constituent un pays. Cette pièce est la seule où je nomme les lieux afin d’en faire la démonstration.
Le titre de l’exposition est «Corps en résistance». Qu’entendez-vous par «résistance»?
Valérie Jouve. La résistance c’est parvenir à se déplacer et revendiquer ce déplacement. Le titre et l’image de l’affiche de l’exposition ont été pensés pour le public du métro, à travers la campagne d’affichage du Jeu de Paume. Je suis effrayée par cette perception de manque de vivant dans le métro. Les corps des gens, vidés d’énergie, semblent accablés par une réalité dure, un quotidien lourd. Sur l’affiche de l’exposition, celui de cette femme, Josette, est d’une incroyable puissance humaine avec sa bouche ouverte. Il est en résistance. Ce personnage appelle au réveil, à la conscience de soi, du lieu dans lequel on vit et de ce qu’on peut y faire, toutes classes sociales confondues. Tous les personnages avec qui j’ai travaillé proclament cet instinct premier alors que l’on traverse une période où l’humain n’est plus le centre des préoccupations politiques, davantage intéressées par la finance.
Valérie Jouve, «Corps en résistance», du 2 juin au 27 septembre au Jeu de Paume, Paris.