Depuis le début des années 1990, l’œuvre de Patrick Corillon s’appuie principalement sur le récit, le discours et la narration, autour d’installations souvent discrètes, faisant appel à des matériaux humbles, comme en témoigne l’exposition de Micro Onde. On y rencontre en effet des pages vierges froissées, des confettis, des papiers cartonnés, de la mousse, dans une quinzaine de vitrines accompagnées de cartels. Mais sans ces indications, il nous serait impossible de saisir la portée ou la signification de ces vitrines. Les œuvres ne sauraient prendre leur pleine mesure et signifier quelque chose aux yeux du spectateur sans ce recours au langage.
Le récit, moteur de l’œuvre de Corillon
L’écriture ou la parole apparaissent dès lors comme les véritables moteurs du travail de Patrick Corillon. C’est à eux que revient le primat artistique comme si Patrick Corillon, finalement, ne faisait que réactualiser quelques-unes des formes artistiques les plus anciennes. Celle, tel Homère, du raconteur, de la poésie orale et de la transmission du savoir, de l’histoire et de la mémoire collective par la parole. Et celle du troubadour, mêlant fictions, poèmes et récits allégoriques, afin d’illustrer notre époque tout en nous divertissant.
Ce primat donné au langage se retrouve aussi dans le titre même de l’exposition. Patrick Corillon revendique ouvertement l’influence du sémiologue Roland Barthes, puisque «Le Degré zéro des images» fait explicitement référence au Degré zéro de l’écriture. Le propos de l’artiste, quant à lui, tend à se demander comment des images intérieures, mentales ou inconscientes, peuvent déterminer notre rapport au monde. Ou, plus exactement, selon les dires de Patrick Corillon, l’enjeu reviendrait à constituer un «musée des images qui nous mettent au monde». Il s’agirait de ressaisir, dans une quête tendant vers l’absolu, une image primaire, pure, par laquelle se constituerait notre être-au-monde.
Une quête d’absolu
Si, dans Le Degré zéro de l’écriture, Roland Barthes met à jour une tension interne au langage, pris entre des codifications historico-sociales et un style personnel ou individuel chez l’écrivain, il perçoit toutefois dans la poésie la possibilité d’épurer le langage, de le décharger de toutes ces connotations, et de retrouver son innocence perdue. Patrick Corillon s’inscrit dans le sillage de Barthes. Il applique désormais cette quête du «Degré zéro», qui lui a été suggérée par le scientifique Julien Bobroff, au champ de l’art et des images – et non plus de la littérature ou de la physique, qui cherche quant à elle le zéro absolu en termes de température.
Mais cette quête fondamentale s’inscrit en porte à faux par rapport au post modernisme, qui avait justement pris le soin de congédier toute recherche métaphysique, et signait par là la fin de tout idéal. Le sous-titre de l’exposition prend alors tout son sens: «De quoi est fait l’air que nous respirons», se demande Patrick Corillon, lorsque nous nous trouvons dans un musée ou un lieu d’art? De portée scientifique, physique, philosophique et métaphysique, cette interrogation semble toutefois souffrir d’un manque. A nos yeux, elle ne se demande pas quelle est l’implication politique de cette mise à l’écart (ou de cette mise à mort) des idéaux dans la sphère de l’art. Chez Patrick Corillon, cet «air que nous respirons» ne désigne pas véritablement l’atmosphère générale dans laquelle baigne l’art. Cet air ne désigne pas non plus l’air du temps, ou les valeurs en vogue, les idéologies, les tendances ou les effets de mode qui imprègnent la création contemporaine.
Un imaginaire candide
Car il nous semble que si Patrick Corillon se démarque clairement du post modernisme, c’est pour retourner vers une forme de candeur ou de naïveté qui, si elle n’est pas dénuée de tendresse, d’humour ou d’intérêt, n’aborde pas de front les errements idéologiques de l’art contemporain. On a plutôt l’impression de se situer dans un univers de contes, de légendes, d’être conduit vers un imaginaire enfantin. L’artiste multiplie alors les histoires et les anecdotes tout au long de l’exposition. Celle-ci s’enrichit d’ailleurs de deux «conférences spectacles», Images flottantes et Zéro absolu, où l’artiste se met en scène.
De vieux marins soufflent la fumée de leur pipe dans des bouteilles de whisky, et font advenir dans l’air des fantômes évanescents. Ces vieux loups de mer nous apparaissent comme les créateurs de ces images primaires que recherche effrénément l’artiste. Patrick Corillon soutient encore que lors des tempêtes, les marins ne sachant pas écrire pour adresser une dernière lettre à leurs proches, froissent dans leurs mains une feuille vierge qui, s’ils ont survécu au mauvais temps, se trouve dépliée et aplanie comme pour imiter la surface des flots, redevenue plate. L’écriture est ici comprise comme une catharsis, une tentative de conjuration, où l’on défoule ses craintes, ses pulsions incontrôlables et ses plus profonds états d’âme.
Des fables abordant dessin, peinture, poésie ou photographie
Les dessins d’Oskar Serti, personnage fétiche de Patrick Corillon, traduisent les sentiments de ce gentilhomme pour sa dulcinée, lors de leurs conversations téléphoniques. Ainsi, on retrouve dans les péripéties d’Oskar Serti un préjugé troublant, qui consisterait à affirmer qu’une correspondance ou une juste traduction s’opèrerait systématiquement entre nos états d’âme et leur expression plastique, entre le monde psychique et le monde physique, comme si l’extérieur reflétait fidèlement et de façon transparente l’intérieur – alors que le post modernisme remet en question cette traduction physicaliste des états intérieurs de l’homme, et cherche davantage à en signaler les distorsions.
La peinture, la poésie ou la photographie sont encore convoquées dans les fables de Patrick Corillon. Il soutient par exemple que des particules invisibles se détachent des tableaux, viennent se poser sur les spectateurs curieux, et se trouvent disséminées à travers le monde. Cette histoire n’est pas sans rappeler la théorie des simulacres de Lucrèce, où de minuscules corpuscules émanent de tout objet, viennent frapper nos sens, et nous assurent ainsi une juste perception du monde. Les spectateurs apparaissent quant à eux comme les promoteurs de l’art, ses principaux diffuseurs, comme chez Emmanuel Kant où le beau est défini comme un «universel sans concept», c’est-à -dire que tout un chacun souhaite partager avec autrui l’expérience qu’il aura faite de la beauté, et universaliser de ce fait un sentiment intime.
Tabula rasa
Patrick Corillon nourrit aussi ses récits d’anecdotes autobiographiques, comme celle de son grand-père qui, à force de sortir de son portefeuille la photo fétiche de sa moto, finit par user et faire disparaître toute image sur le cliché. Loin d’attester du réel, comme le soutient Roland Barthes dans La Chambre Claire, la photographie est ici définie pour son pouvoir évocateur, sa capacité à déclencher des récits, des souvenirs, plutôt que de les authentifier ou de les prouver.
Au final, on se rend compte que les histoires de Patrick Corillon se réfèrent à des images évanescentes, invisibles, immatérielles, disparues, oubliées, vierges, comme dans le récit imaginaire des poètes «notionistes» qui cherchent à laver leur esprit et leur perception de toute représentation avant de se plonger dans leur littérature. Une idée nous est alors apparue… Et si l’image fondatrice que recherche Patrick Corillon ne serait pas celle qu’utilisent les philosophes empiristes dans leur théorie de la connaissance? Eux qui, à l’instar de John Locke, définissent notre esprit comme une «tabula rasa», c’est-à -dire comme une table vierge sur laquelle viennent s’inscrire et s’imprimer les impressions issues du monde sensible.