«Défense de chanter», la troisième exposition personnelle de Jordi Colomer à la galerie Michel Rein, fait suite à «Arabian Stars» en 2005 et «Le Dortoir» en 2002. Face à l’entrée est accrochée la photo-sérigraphie Prohibido Cantar / No Singing (Sra. Reyes) aux tons bleutés montrant deux personnages au bord d’une route en plein désert. L’un deux se tient dans une étrange cabine vitrée, observatoire sommaire et dérisoire. De part et d’autre de l’image sont aménagés deux espaces de projection.
A droite, sept écrans de télévision installés à des hauteurs légèrement différentes filent la narration que met en scène Prohibido Cantar / No Singing (2012), dont est issue l’image sur le mur d’entrée. Fractionné en loops de durées inégales entre 30 secondes et 10 minutes, c’est le récit parcellaire de la fondation de la ville d’Eurofarlete qui nous est donné à reconstituer tant bien que mal.
On apprend que l’action se déroule quelque part dans le désert de Monegros en Espagne, sur le terrain où a été planifiée la construction d’une grande ville privée afin d’attirer les visiteurs par ses nombreux casinos, un projet qui ne verra pas le jour, supplanté par celui, similaire, d’Euro-Vargas près de Madrid.
Dans un espace que soleil de plomb et violentes rafales de vent concourent à rendre quasi-inhabitable, les personnages s’affairent en vue de créer un tripot où ils proposent de l’argent, des tours de passe-passe, de l’amour et de la nourriture en brandissant à bout de bras des pancartes: «Cantar / Prohibido», «To eat».
Cet apologue est directement inspiré de la pièce de Brecht Grandeur et Décadence de la ville de Mahagonny (1927-1930), qui relate la fondation d’une ville imaginaire dont l’axiologie est entièrement basée sur l’argent: une référence transparente à Las Vegas, qui commençait alors à prospérer à la même époque.
Dans la plus grande salle de la galerie est installée l’œuvre inédite Poble Nou (2013), projetée sur un châssis en bois peint en noir. On aborde la pièce en commençant pour ainsi dire par l’envers du décor, par sa face de bois brut. Des bribes de conversation en russe nous parviennent de la vidéo projetée de l’autre côté (le bon côté ?). Celle-ci montre le parcours heurté et cahotant d’un cortège funéraire dans une de ces zones frontières chères à l’artiste, rappelant les friches urbaines que l’on a pu voir dans la vidéo Anachitekton (2002-2004).
Il s’agit ici un parking en bordure d’un ancien quartier industriel de Barcelone en reconversion, suffisamment démuni d’identité propre pour se réduire à un non-lieu, à une toile de fond neutre; décalage entre l’action et son cadre accentué par les commentaires spontanés de deux touristes russes qui observent la scène en retrait, dont les propos tautologiques proférés d’un ton neutre et factuel ne sont pas sans évoquer Beckett. On peut les lire dans un feuillet distribué en complément de la pièce («A: Eh bien, ‘intéressant’… Ces gens sont en deuil, et toi… / B: Ils ne semblent pas être en deuil… comme ce type, tu vois ? Juste celui là . / A : Eh bien, c’est l’Espagne, que veux-tu…»)
A travers le mode de présentation des vidéos, on assiste à un programme de destruction en règle de l’image cinématographique narrative, que ce soit au moyen de la pluralisation en sept fragments du même récit, présenté qui plus est à des hauteurs variables, ou par le rappel de la «flatness» de la vidéo par le châssis, qui empêche le regardeur d’entrer dans la scène filmée.
Chez Jordi Colomer, la vidéo doit être ce contre quoi on se cogne; et l’impact du choc doit être ce qui provoque le recul d’une distanciation. En mettant en avant la filiation avec le théâtre brechtien nous est proposée une approche où l’hyper-fiction prend le contre-pied de l’hyper-réalité (Baudrillard): le spectacle et la scène ne sont pas ces simulacres qui nous aveuglent sur la réalité des rapports sociaux, mais au contraire ce par quoi l’instance critique est activée.
Dynamisant la vidéo par le théâtre, mais aussi par des vocables empruntés aux champs de la sculpture et de la photographie, Jordi Colomer filme les dispositifs scéniques qu’il construit et où évoluent ses acteurs. Il ne crée pas des images, mais des mondes, voire des vivariums. Si les protagonistes semblent livrés à eux-mêmes, la caméra suivant leurs faits et gestes du regard froid du laborantin, on comprend vite que leur déréliction n’a que peu à voir avec les affres existentiels entraînés par la découverte d’un quelconque libre-arbitre: libres, ils ne le sont en réalité que très peu; le rôle du sujet, de l’acteur, ayant simplement été transféré à la structure au sein de laquelle ils se meuvent.
Le thème de la détermination du comportement par l’univers urbain — au sens sociologique de mise en ordre d’un groupement humain, non limité à la grande ville — prend le sens qu’il avait chez des architectes utopistes comme Fourrier ou Saint-Simon. Seulement, chez Jordi Colomer, le dispositif a du jeu: qu’il plante un décor de carton-pâte prêt à se disloquer à tout moment, ou qu’il choisisse comme toile de fond un lieu suffisamment neutre pour n’être qu’un archétype à valeur de signe, l’ombre d’un délitement imminent chasse l’absorbement au profit de la distanciation brechtienne.
Å’UVRES
— Jordi Colomer, Prohibido Cantar / No Singing (Sra. Reyes), 2013. Sérigraphie, cadre en bois, verre. 111,5 x 76,5 cm (sans le cadre).
— Jordi Colomer, Poble Nou, 2013. Projection DVD. 4 min 45.
— Jordi Colomer, Prohibido Cantar / No Singing, 2012. Installation vidéo pour 7 écrans. Projection DVD. Projection 1: 0 min 45, Projection 2: 04 min 14, Projection 3: 10 min 21, Projection 4: 01 min 49, Projection 5: 06 min 36,
Projection 6: 06 min 44, Projection 7: 00 min 31