L’époque de André Malraux, Jean Vilar, Jack Lang est définitivement révolue!
Avec l’hécatombe inouï;e d’au moins quinze mille personnes âgées qui ont, ici, en France, succombé à un simple coup de chaleur, il est apparu avec une cruelle acuité que la vie humaine a, elle aussi, cessé d’être une valeur sacrée. L’horreur de ces morts emportés dans l’ombre et le silence d’une catastrophe aussi discrète qu’implacablement meurtrière a fait éclater cette vérité que, sous le règne du libéralisme, la vie des vieux est socialement dépréciée parce qu’elle est improductive.
Les victimes ont moins été frappées par la chaleur ou en raison de leur âge qu’à cause des carences et de la rentabilisation à outrance du système global de santé. A cause de la solitude, à cause de leur condition sociale modeste, à cause de la sinistre désinvolture des plus hautes autorités de l’État, à cause d’un ignoble cynisme — n’a-t-on pas entendu tel ministre tenter de relativiser l’ampleur du drame en affirmant que les victimes devaient, selon les statistiques, de toute façon mourir avant la fin de l’année…
L’été passé a marqué une nouvelle étape dans l’ébranlement de deux piliers majeurs de notre civilisation occidentale humaniste: la vie et la culture. Comme si se confirmait la célèbre analyse de Michel Foucault selon laquelle «l’homme n’est qu’une invention récente, une figure qui n’a pas deux siècles, un simple pli dans notre savoir, qui disparaîtra dès que celui-ci aura trouvé une forme nouvelle» (Les Mots et les Choses).
Ce savoir nouveau qui régit désormais, et de plus en plus, nos vies jusqu’à notre espoir élémentaire de simplement ne pas mourir, c’est le savoir comptable. Pour lui, à rebours de la tradition humaniste, les chiffres, les calculs de rentabilité ou les taux de profit prévalent sur les hommes.
La vie, le savoir, la culture sont considérés négativement comme des charges dès lors qu’ils ne sont pas directement productifs, qu’ils ne permettent pas de retour rapide — financier ou politique — sur investissement. N’entend-on pas répéter à l’envi que les vieux coûtent trop cher, que l’école coûte trop cher. Quant à l’art et à la culture qui grèvent si peu les budgets, ils ne rapporteraient rien, et seraient réservés à une élite…
Les annulations de festivals de l’été dernier ont opportunément révélé que, du point de vue comptable même, la culture rapporte. Tant mieux ! La culture n’est pas l’ennemie de l’économie, c’est plutôt la dictature antihumaine des chiffres qui est néfaste pour la culture.
Un combat sans merci, de plus en plus âpre, est engagé dans lequel les valeurs qualitatives de l’art, du savoir, de la culture, et tout bonnement de la vie, sont aux prises avec les forces quantitatives de l’argent et de la rentabilité.
L’énorme fardeau de la mort refoulée, les menaces qui pèsent sur la protection sociale — celle des intermittents du spectacle comme celle de tous —, et l’évolution récessive de l’économie concourent à assombrir encore le climat : une sensation largement partagée de déclin se combine aux situations croissantes de précarité.
Comment ce climat va-t-il prendre forme dans les œuvres ? A quels rythmes et de quelles façons résonneront-elles à l’état du monde d’aujourd’hui ? Comment ces quinze mille morts trop rapidement évacués, mais qui nous hantent, feront-ils retour dans l’art?
André Rouillé
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Michael Elmgreen & Ingar Dragset, Don’t leave me this way, 2003. Bois, peinture. 95 x 260 x 135 cm. Photo: paris-art.com. Courtesy galerie Emmanuel Perrotin.