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Dear Prudence

«Dear Prudence», le titre de la nouvelle exposition de la Galerie Martine Aboucaya sonne comme une adresse à une vieille maîtresse, à un ami fidèle. Prudence est mère de sûreté,  première vertu cardinale qui associe force d’esprit, capacité de discernement et connaissance de la vérité. La suite de la lettre raconterait comment les artistes l’ont rendue complice en l’intégrant comme mode opératoire, comme agent actif de la perception et de la réception de leurs œuvres.

Il résonne donc aussi comme une mise en garde, cette fois adressée au spectateur: soit prudent, car tout ici n’est qu’illusion, déplacement subtil des codes et des habitudes. Ou, en jouant avec la tautologie moderniste de Frank Stella, ce que tu vois ne l’est pas vraiment. Garder l’œil ouvert.

On croit alors trouver la pleine origine de ce titre dans celui d’un morceau du White Album des Beatles écrit par un John Lennon perché à Rishikesh, dans l’ashram du Maharishi Mahesh Yogi. Planté devant la porte de sa salle de bain (mais les versions divergent sûrement), il essaie de faire sortir Prudence Farrow venue accompagnée sa sœur Mia, de la convaincre de rejoindre le groupe pour méditer, s’ouvrir ensemble à la beauté et à la richesse du monde. Et lui chante :
«Dear Prudence won’t you open up your eyes ? / Look around round»

Le déplacement qu’opèrent les œuvres exposées s’effectue par croisement des disciplines, par détournement dans le champ de l’art d’objets techniques spécifiques à une science ou à une pratique clairement identifiables.

Julien Discrit, qui s’intéresse à la notion d’espace et à la perception des territoires, expose trois planisphères. Le premier donne corps à la dimension physique de la cartographie en lui imposant, par froissement, un relief aléatoire. Le second, tracé à la main sur un carnet, compare les hémisphères de la Terre à ceux du cerveau et inverse les polarités nord-sud en gauche-droit. Enfin, un wallpainting révèle les contours du monde par le biais du test de Ishihara, habituellement utilisé pour détecter le daltonisme. La terre n’est-elle pas bleue comme une orange ?

Dans leur Psychogramme, Berdaguer & Péjus se réapproprient le célèbre test psychologique de Rorschach et oscillent, avec les Architectures de feu, entre constructions en devenir (la disparition) et la Psychanalyse du feu de Bachelard. Ils semblent trouver là la possibilité d’interroger l’architecture sous sa forme utopique, de dépasser l’expérience au profit du fantasme.

Dominique Blais s’attaque, quant à lui, à l’esthétique rétro et toujours efficace des magnétophones à bandes Revox A77 qu’il épure en des sculptures noires et cinétiques, les bobines tournant sur elles-mêmes indéfiniment dans un silence confus, vidées de leur fonction initiale. A côté, des néons se confondent avec les fils entortillés qui les alimentent.

Enfin, Detanico & Lain présentent une série de Noms des étoiles, réalisée à partir de la typographie Helvetica Concentrated, qui produit une écriture circulaire semblant sortir tout droit des bureaux de la NASA. L’animation Broken Morse, hypnotique et épileptique, propose une version pixelisée de la Galerie du Louvre, toile réalisée par l’inventeur du télégraphe Samuel Morse à son retour de Paris.

Ces artistes confrontent ainsi deux imageries, deux principes de représentation, l’un lié à l’art, l’autre à la technique, s’interpénétrant par l’intermédiaire de codes visuels semblables. Leurs œuvres sont autant  peinture abstraite qu’examen ophtalmologique, collage surréaliste que test psychologique, figure minimaliste que motif aérospatial, sculpture cinétique que matériel audio.

Elles jouent sur l’écart entre l’utilisation d’éléments a priori extérieurs à l’art et les problématiques proprement artistiques dont ils sont investis. Le spectateur, troublé par des images qui font écho à sa propre expérience ou à des réminiscences culturelles, cherche alors à percevoir, comme le rappelle le néon de Berdaguer & Péjus à l’entrée de la galerie, le faux-self des œuvres.
Pour le psychanalyste Donald Winnicott, ce terme correspond à l’image que le sujet se fait de lui-même, qui est représentative du rôle qu’on lui a assigné. Le faux-self a une fonction d’adaptation et de protection du vrai-self. Winnicott ne les étudie pas comme polarités mais s’intéresse plutôt à la manière dont ils s’interpénètrent.
Les œuvres exposées chez Martine Aboucaya agissent selon le même principe et permettent d’élargir le champ des possibles, de proposer des dialogues esthétiques nouveaux et fructueux.

Christophe Berdaguer & Marie Péjus
— Architecture de feu, 2008. Bois et papier. 75 x 110 x 11O cm
— Architecture de feu, 2008. Bois et papier. 25 x 35 x 35 cm
— Psychogramme H27, 2008. 10 Impressions numériques contrecollées sur aluminium. 18 x 24 cm chacune
— Faux-self # 2, 2007. Néon blanc. 44 x 7 cm

Dominique Blais
— Les Machines orphelines, 2008. Diptyque, altuglas, moteur, câble électrique. Dimensions variables
— Sans titre, 2008. Néons, câbles électriques, transformateur. Dimensions variables.
— Sans titre, 2008. Néons, câbles électriques, transformateur. Dimensions variables.

Detanico/Lain
— Noms d’étoiles, 2007. Impressions numériques sous verres sérigraphiés. 40 x 40 cm
— Broken Morse, 2008. Animation couleur muette en boucle. 13 secondes

Julien Discrit
— Le Monde physique. Topologie, 2008. Planisphère en papier chiffonné. 66 x 106 cm
— Le Monde physique. Brève description, 2008. Dessin sur carnet. 21 x 28 cm
— Le Monde physique. Ishihara, 2008. Peinture murale. 140 x 280 cm 

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