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Deadline

Rude tâche donc que d’écrire sur des œuvres qui sont ici rassemblées par le seul fait que leurs auteurs aient créé la mort dans les yeux.
C’est le Sida qui réunit les cellules blanches aux allures de kibboutzim d’Absalon et les photographies de vanités modernes de Mapplethorpe; c’est l’impotence qui lie les projections dernières d’Hans Hartung, les gestes denses de Joan Mitchell aux montages orchestraux de Jörg Immendorff. 

Mais dans la maladie et jusque dans la mort, la fortune est aussi injuste que le partage des talents est inégal. Les couleurs de Kippenberger remplissent et ne vibrent que près des yeux, celles de Gilles Aillaud sont fixes et presque académiques, n’étaient quelques touches près des ailes des oiseaux qu’il peint toujours, quelques traits qui ont un peu osé s’aventurer dans le mouvement. Certaines toiles d’Hartung et de Kooning semblent avoir été pareillement peintes pour soi.

«Deadline» (qui est encore un mot, comme si l’on avait peur de ne désigner qu’une fois en choisissant un titre, comme si on craignait en somme qu’il ne dise pas tout) signifie littéralement «ligne morte» en anglais —on le traduit par «échéance». En français, c’est le dernier carat qui réclame le chant du cygne. Dans les œuvres choisies ici, c’est la maladie qui égrène le crédit, elle qui consume le corps de l’artiste aux fins d’échoir son terme.

Contre elle —contre son néant—, Absalon crie devant la caméra de Joël Bartoloméo, puis cogne, déjà à genoux, se dévêt enfin, résolu; pour elle, James Lee Byars construit un tombeau de fausses feuilles d’or qui bruissent et se détachent des parois.
Contre elle, Hannah Villiger recouvre son corps de tissus, se cache et agrandit les polaroïds de sa dissimulation; pour elle, Mapplethorpe retrouve le stoïcisme de l’ars moriendi, l’art du bien mourir médiéval, en convoquant la statuaire antique, dont la sensualité des chairs glisse sur la blancheur du marbre.
Chen Zen, lui, trouve l’équilibre dans une nasse de billes de boulier et de chapelets bouddhiques. Il y emprisonne la mort que recèle le germe que protège l’eau qu’abrite l’énorme éprouvette ronde suspendue en son centre.

Chacun affirme la vie qui lui reste sans renier celle qui a passé. Mapplethorpe veut rester maître, Hartung et Kooning, comme Matisse avant eux, retrouver l’innocence, la libre ligne, la couleur vive et simple. Ils ont eu la maîtrise, ont joué avec elle, et ils veulent jouer encore, mais sans elle, sans plus lui fournir les preuves de leur affranchissement, sans savoirs ni techniques, affranchis tout à fait.
Alors, comme Matisse et comme beaucoup en fait, ils demandent à leurs assistants de grandes toiles pour s’ébattre: Hartung, avec une sulfateuse à vignes, pulvérise de grands aplats heureux qu’il souille de coulées noires pour couvrir l’innocence; Kooning renonce aux masses et enchevêtre les lignes de même ton jusqu’à revenir aux masses; Mitchell expose son impuissance à atteindre les bords et concentre toute la matière en un nœud duquel s’élèvent ou tombent de gras coups de brosses souvent pétris d’un bleu très dense —outremer.

L’exposition ne met pas en regard les œuvres de chacun, elle ménage au contraire une salle par artiste et seulement laisse entrevoir l’univers qui suit. Pourtant, et si cela est due à l’œil de la commissaire ce ne peut être seulement son fait, des coïncidences lient entre elles les diverses formes des œuvres exposées: si le rouge est morbide, il n’en faut pas moins le ramener à la surface du support pour montrer que dessous la toile vit, et peut saigner encore; les grands formats masquent aux artistes la fatalité qui point, comme s’ils avaient décidé de s’absorber exclusivement dans le paravent qu’ils recouvrent du bleu qui renouvelle l’appel à l’infini; car s’il n’y a naturellement de nuit que bleu, la mort aussi doit avoir cette profondeur-là.

Mais le bleu qui est le ciel, le bleu qui est la mer, dont presque seul Yves Klein a supporté la totale suprématie, le bleu a besoin d’une esquif, d’un nuage, d’un accident en fait auquel l’œil puisse se raccrocher. L’accident des cieux, chez ceux-là qui approchaient la mort, ce sont les oiseaux.
Renonçant aux luminaires, à la lumière, à la chaleur, Felix Gonzalez-Torres a photographié en noir et blanc les vols des rapaces. Très haut dans le vide gris clair, presque rien, des griffures de plume qui trouent le papier immaculé. Aucune autre œuvre exposée n’est aussi proche de la disparition, pas même un fil, si ténu soit-il —mais un fil est encore un ordre—, seulement de minuscules taches sombres éparpillées trop loin qui elles aussi guettent la mort, avides comme les augures. Le saint Esprit est une colombe, l’âme de Gonzalez-Torres voit des vautours.

Absalon
Cellules, 1992. Bois peint, tissu. Dimensions variables

Gilles Aillaud

Vol d’oiseaux, 2000. Huile sur toile. 105 x 145 cm
Vol d’oiseaux, 2001. Huile sur toile. 114 x 146 cm

James Lee Byars
The Death of James Lee Byars, 1982-1994. Reconstitution, feuilles d’or artificielles, 5 diamants artificiels posés sur un piédestal. dimensions variables
Self-Portrait, 1994. Bois doré. Diamètre 122 cm

Chen Zhen
Autel de lumière, 1999. Baignoire d’enfant, prie-Dieu, chariot, bougies. 170 x 75 x 100 cm
Crystal Gazing, 1999. Boules de boulier chinois et de rosaire bouddhiste, bois, métal, verre, solution physiologique. 250 x 150 x 145 cm
Crystal Landscape of Inner Body, 2000. Cristal, fer, vitre. 95 x 190 x 70 cm

Willem de Kooning
Sans titre, 1988, Huile sur toiles. Dimensions variables

Felix Gonzalez Torres
Sans titre (Feuilles d’herbe), 1993. Guirlande lumineuse avec douilles en porcelaine. Dimensions variables
Sans titre (Début), 1994. Perles de plastique, système d’accrochage. Dimensions variables

Hans Hartung
T1989-N10, 1989. Acrylique sur toile. 73 x 92 cm
T1989-R47, 1989. Acrylique sur toile. 200 x 250 cm
T1989-R45, 1989. Acrylique sur toile, 154 x 250 cm

Jörg Immendorff
Sans titre, 2006-2007. Huile sur toiles. Dimensions variables

Martin Kippenberger
Sans titre de la série «Le Radeau de la Méduse» , 1996. Huile sur toile. 180 x 150 cm

Robert Mappelthorpe
Ermes, 1988. Photographie argentique noir et blanc. 50 x 60 cm
Self-Portrait, 1988. Photographie argentique noir et blanc. 50 x 60 cm
Wrestler, 1989. Photographie argentique noir et blanc. 50 x 60 cm

Joan Mitchell
Merci, 1992. Huile sur toile. 280 x 359 cm, diptyque
Untitled, 1992. Huile sur toile. 280 x 400 cm, diptyque

Hannah Villiger
Block, 1996-1997. séries de 9 C-prints à partir de polaroids, montés sur aluminium. Dimensions variables

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