Hubert Besacier, Sylvie Blocher, Véronique Boudier, Philippe Cazal, Helen Chadwick, Wim Delvoye, Erik Dietman, Philippe Favier, Ann Hamilton, Joël Hubaut, Natacha Lesueur, Isabelle Lévenez, François Morellet, Sigmar Polke, Françoise Quardon, Philippe Ramette, Antoine Renard, Stéphane Steiner, Mary Sue, Ernest T., Taroop & Glabel, Patrick Tosani et Jean-Luc Verna
De l’impertinence
Convenons-en, ce titre est teinté de pédantisme scolaire, le de latin sent sa thèse… Pourtant, il ne s’agit pas d’une exposition à thème. On ne présente pas ici une tendance, une école, ou un quelconque phénomène générationnel.
Il ne s’agit pas non plus, à proprement parler, d’une exposition de groupe. Il faut voir là , simplement, le plaisir de rassembler quelques oeuvres fortes de sens et de laisser s’établir entre elles des connivences, des coïncidences, peut-être des grincements.
Parce qu’aucune des oeuvres présentées n’est univoque. Le terme d’impertinence est à entendre dans son acception courante: une façon de prendre à rebours le sens commun pour réveiller le sens et les sens, pour échapper aux lieux communs. Le meilleur moyen de retrouver de l’acuité, de la pertinence.
L’artiste qui nous intéresse est tout sauf un donneur de leçons ou un porteur de message. Il peut stigmatiser, tourner en dérision, agir à contre courant… C’est avant tout quelqu’un qui vit et qui déjoue les endormissements de l’esprit pour libérer l’appétence, revendiquer le droit de dire, de penser et de vivre pleinement. (C’est sans doute pour cela que l’image de la mort occupe une telle place dans ces travaux).
Quant à la question du bon goût, elle est d’office écartée par l’affirmation de l’appétit, du désir, du goût à la vie. Le bon goût, et le bon sens, sont les armes sournoises des ventres mous. D’une morale rampante qui tente de réduire la capacité de voir, d’estimer, d’apprécier, de partager, au réflexe de la soumission grégaire.
Le bon sens est une négation du sens. Une façon de l’étouffer, d’entraver la libre circulation des pensées individuelles dans l’intersubjectivité. Difficile, dans ce type d’exposition à rebonds et devant la polysémie des oeuvres, de faire un état exhaustif des lieux. Musique, son, vidéo, photo, sculpture, peinture, dessin… les médiums, mis en jeu par quelque vingt-deux artistes, sont multiples.
Difficile également de déterminer un quelconque sens de parcours. Lorsque des oeuvres sont fortes, les correspondances fusent. Qu’il suffise simplement d’esquisser quelques pistes: en exergue, le soupçon du censeur qui subodore des intentions subliminales, projette ses peurs et traque le sens caché.
Cette introduction nous est donnée par Ernest T., comme on donne le la. Et puisqu’il s’agit de vivre, le corps est omniprésent, affirmé dans ses fonctions organiques, mis en relation avec des substances alimentaires (Véronique Boudier, Natacha Lesueur…).
Corps fortement évoqué, bien qu’évacué, chez Patrick Tosani, au profit d’éléments vestimentaires qui s’imprègnent ou se chargent de liquides. Ici le lait envahit la forme et se répand. Épanchement qui peut faire écho aux sculptures d’Helen Chadwick. Le corps, c’est aussi la sexualité, ses élans et ses affres, avec en corollaire, la question des genres (Helen Chadwick, Jean-Luc Verna), la mise en cause récurrente de la domination mâle, de l’autorité qui s’exerce dans la famille (Isabelle Lévenez) ou dans les rapports sociaux.
Sylvie Blocher met en cause l’autorité masculine du « statement » minimaliste et le défoulement sournois du graffiti obscène, mais son installation murale est à double détente: le lisse qui dissimule la violence est un phénomène qui excède largement cette première lecture.
Çà et là ressurgissent les empêchements du langage: inarticulé chez Isabelle Lévenez, carrément étouffé chez Ann Hamilton ou chez Véronique Boudier, c’est une langue de plomb chez Françoise Quardon qui se fait, avec « Colonne de larmes », en citant Virginia Woolf (« Les Vagues »), l’écho de la difficulté à se sentir impliqué dans la réalité intramondaine.
La sexualité est également envisagée sous les dehors de l’animalité (Isabelle Lévenez, Mary Sue), et peut se transférer avec humour sur l’objet (Philippe Ramette, François Morellet…) Elle s’expose enfin dans l’affirmation d’une souveraineté libérée de cette hiérarchie des sexes (Françoise Quardon, Jean-Luc Verna) et revendique la liberté d’exulter avec Put-Put de Joël Hubaut, et Gourmandises de Philippe Cazal.
Dans la dérision, qui s’en prend à tout instrument de mystification, sont logiquement convoquées toute les figures mythiques et mystiques: dans le parnasse de la peopolisation, Dieu et Mickey sont interchangeables (Taroop & Glabel, Stéphane Steiner).
La condition de finitude qui nous caractérise et qui relativise tout esprit de sérieux ouvre naturellement un champ spéculatif sans limites. C’est sans doute ici que l’humour intervient le plus ouvertement. Les dieux qui figurent la destinée humaine prennent chez Philippe Favier la forme traditionnelle de petits squelettes s’employant à des activités futiles, telles de minuscules vanités quotidiennes.
Les artistes savent user du cliché. Celui du chef humain décharné traverse tous les âges, toutes les civilisations. La tradition des crânes surmodelés, des danses macabres, des vanités, se retrouve dans l’art des pays nordiques, que ce soit – pour ne citer qu’eux – dans les toiles de Magnus Enckell, les gravures d’Hugo Simberg ou les scènes satyriques de James Ensor. Mais n’oublions pas que le crâne encore terreux de Yorick est celui d’un bouffon.
L’installation majeure d’Erik Dietman peut s’inscrire dans cette lignée. Son titre est à lui seul une oeuvre à part entière: l’art mol et raide ou l’épilepsisme-sismographe pour têtes épilées: mini male head coiffée du grand mal laid comme une aide minimale (1985-86). S’il s’agit bien d’un gigantesque et drolatique memento mori, nous revenons là aux sources ancestrales de la sculpture et, dans le même temps à celles de l’art contemporain (le ready made). Le titre révèle une charge contre la doxa minimaliste. Nous pouvons voir dans ces mâchoires disjointes comme autant de sourires ou de rires sardoniques à l’encontre du dessin d’un simple rectangle, vers lequel toutes ces orbites sont tournées. Mais dans le même temps, les formes géométriques dont sont coiffés les crânes peuvent être interprétées comme un clin d’oeil à la rigueur des pionniers modernistes et l’empilement des éléments comme un hommage à Constantin Brancusi (qui fut un modèle fondateur pour les minimalistes).
À cela vient s’ajouter la dimension essentielle du grotesque. Car pour Erik Dietman l’activité du sculpteur aurait pu se résumer ainsi: triturer de petits bouts de glaise, jusqu’à approcher vaguement l’évocation de la figure, et les couler dans le bronze en attendant la mort.
Au-delà des sujets futiles et majeurs qu’ils abordent, le medium étant intrinsèquement lié au sens, les artistes ne cessent de mener une réflexion critique sur les moyens et les outils qu’ils utilisent.
Là encore une démystification salutaire est à l’oeuvre. Ce qui est patent chez Dietman à propos de la sculpture l’est aussi chez Helen Chadwick, dont les fleurs de bronze naissent d’une activité triviale et futile, (pisser dans la neige) et d’un matériau inconsistant. De cet acte accompli avec son compagnon naissent des formes mâles et femelles inversées.
Jeu sur la fusion et sur l’effusion. Avec « Dossier confidentiel », François Morellet élève la peinture au rang de l’orthopédie. Le tableau – formalisme, géométrie et anatomie obligent – adopte la position assise.
Son homologue, tant pour le talent pictural que pour l’humour, Sigmar Polke semble préférer la position couchée. Son tableau-manifeste proclame: un tableau ne devrait jamais être plus grand qu’un lit (précepte qu’il s’empresse de transgresser dans l’ensemble de son oeuvre). Sans doute pouvons-nous y voir une référence au fameux lit de Rauschenberg (1955), mais tout en s’érigeant en icône sur le mur, sa toile (à matelas) étale sans vergogne ses épanchements libidineux. Avec Suspicious River nous sommes encore dans le fluide.
Françoise Quardon nous propose une inversion du mythe de Danaé et transforme la pluie d’or en golden shower. Enfin, la musique elle-même n’est pas épargnée. Philippe Cazal emprunte à la forme opéra, avec tout le sérieux artistique et technique que cela comporte, pour décliner un contenu ouvertement pornographique. On ne peut rendre un hommage plus appuyé à cette tradition qui mêle généralement le sordide de la trame dramatique au sublime de la composition musicale. Mais surtout, il nous fait éprouver une fois de plus tout ce que l’émission de la voix humaine peut avoir de sensuel et d’organique.
Enfin, au cours d’une performance vidéographiée, Antoine Renard s’efforce de moduler un son en jugulant un instrument outré qui apparaît comme une monstrueuse excroissance. On l’aura compris, si l’ensemble des oeuvres ici présentées s’en prennent à l’autorité, c’est celle des mythes, et au premier chef, ceux dont on affuble les différentes formes canoniques de l’activité artistique.
De l’impertinence se veut comme une exposition d’été, légère, décalée, grave avec bouffonnerie. À prendre comme un antidote à l’atmosphère délétère du politiquement correct, comme un pied de nez aux moralisateurs de tous poils, comme un contre-pied délibéré à la mode des ligues de vertu procédurières qui entendent entraver le corps, sanctionner l’amour et mettre un masque à la mort. Mais également à la mode des « shows » qui s’appliquent à vider les oeuvres de leur sens.
Cette exposition est dédiée à ceux qui ont brisé le sexe de l’ange sur le tombeau d’Oscar Wilde au cimetière du Père Lachaise
Du 6 juin au 13 juillet et du 26 août au 26 octobre, l’exposition est ouverte à partir de 13h du mardi au vendredi, à partir de 14h le week-end, jusqu’à la fin des séances de cinéma ou des spectacles.
Du 15 au 27 juillet et du 20 au 24 août, du mardi au dimanche à partir de 14h, jusqu’à la fin des séances de cinéma.