Lina Ben Rejeb, Jean-Michel Espitallier, Myriam El Haïk, Jean‐Christophe Norman, Igor Sacharow-Ross, Chiara Zocchi
De l’écriture de l’écriture
écriture n. f.
1. Représentation de la parole et de la pensée au moyen de signes graphiques.
2. Acte d’écrire des textes, des œuvres.
Y a-t-il un sens dans l’action d’écrire, qui serait entièrement indépendant du contenu? Une sédimentation du temps de l’écriture? Une signification qui pourrait apparaître dans la ligne écrite elle-même? Y a-t-il quelque chose qui est propre à l’écriture de l’écriture, de toute écriture, peu importe son lexique? Ce sont là quelques‐unes des questions que pose «L’écriture de l’écriture».
Chacune des œuvres de l’exposition incarne ainsi la quête d’un sens en dehors de la signification conventionnelle des signes scripturaux. Poètes ou artistes, russes ou tunisiens, formés aux beaux- arts, au conservatoire de musique ou autodidactes, les artistes réunis dans l’exposition se ressemblent peu par leur parcours, leur culture, leur génération et, même, leurs alphabets (qui comptent 26, 28 et 33 lettres, respectivement).
Ce qui les rapproche est un intérêt pour les formes de l’écriture en deçà de la signification conventionnelle. Lorsqu’on écrit pour communiquer, la visée est utilitaire: il s’agit de faire passer un message, moyennant le sens des mots utilisés. Or, il existe des écritures dont l’objectif n’est pas de faire comprendre les pensées qu’elles expriment, qui ne cherchent pas à communiquer un message moyennant des codes appris. Leur schéma de références est privé — ou il n’y en a pas. Ecrire ainsi ce n’est pas assembler les symboles d’une écriture (par exemple latine, arabe ou cyrillique) de façon nouvelle et potentiellement inouïe. C’est chercher le sens ailleurs: dans les formes scripturales elles‐ mêmes, en-deçà d’un langage commun, ou alors dans l’action qui les a fait exister. Celle-ci implique un corps et un temps propre, généralement oubliés face au texte qu’on lit.
Comme c’est rarement un pur esprit qui a écrit, ce n’est pas non plus un esprit seul qui lit. Ecriture et lecture sont incarnées et se déroulent dans l’espace et le temps. Car s’il y a un temps de l’écriture, la Schreibzeit dont parle Hanne Darboven, un écrit propose toujours aussi une Lesezeit, comme un programme temporel à activer lors de la lecture. Autrement dit: l’écrit n’est spatial qu’en surface. En profondeur, il est doublement temporel. Or, l’hypothèse d’un sens qui ne serait pas celui des mots n’est que rarement la première que fait un récepteur.
Culturellement renforcée, la signification lexicale risque toujours d’écraser les autres, pour le lecteur ordinaire autant que le savant: hors du texte point de salut, affirmait Greimas. Il s’intéressait aux dispositifs linguistiques du texte et aux structures narratives qui s’y manifestent.
Mais l’écriture n’est pas le texte (et vice-versa). Ce n’est qu’à condition que le sens conventionnel ait été évacué que l’attention du lecteur peut être déportée. Car l’accès au sens d’un mot reconnu est automatique et précède notre compréhension consciente. Pour nous permettre de voir l’écriture en deçà de l’écrit, la mise à mal du sens conventionnel est donc indispensable.
Lorsque le sens lexical des mots disparaît, autre chose peut se faire jour, une forme, un mouvement, un rythme, une temporalité. En littérature, c’est la poésie qui se rapproche le plus du projet des artistes qui n’écrivent pas seulement pour dire les mots, mais aussi pour donner à voir et à vivre leur agencement. Ce n’est donc pas un hasard que deux des artistes de l’exposition sont des poètes. Et si, malgré la diversité des approches, quelque constante, imprévisible en amont, venait ici à apparaître, il se pourrait bien que ce soit là le propre de l’écriture de l’écriture.