Temps d’exposition suggéré : quelques bonnes heures. C’est ce qu’il vous faudra pour effectuer ce parcours tentaculaire, qui se déploie dans l’ensemble des collections permanentes du Petit Palais avant de s’achever dans le hall Jacqueau, entièrement consacré à l’œuvre de la créatrice.
Un dispositif qui apparaît de plus en plus comme une figure imposée, mais qui ne produit pas ici l’effet escompté. La première partie, censée mettre en « résonance » les œuvres du musée et celles de Charlotte Perriand, fonctionne rarement. Soit qu’elle s’organise autour d’une rupture qui n’est plus à démontrer (la géométrie rigoureuse des meubles de la créatrice face à l’ornementation des meubles du XVIIIe siècle ou de l’Art nouveau), soit qu’on peine à en identifier les ressorts (la banquette Rio de 1962 face aux paysages hollandais du XVIIe siècle).
La grande galerie réserve toutefois quelques bonnes surprises, avec des reproductions à taille presque réelle des photomontages réalisés par Perriand dans les années 1930 : la Grande Misère de Paris, exposée originellement au Salon des arts ménagers de 1936, ou deux panneaux conçus avec Fernand Léger pour le pavillon du Ministère de l’Agriculture à l’Exposition internationale de Paris de 1937. Ces œuvres monumentales, où apparaissent notamment des photographies de François Kollar, traduisent l’engagement politique d’architectes et d’artistes confiants dans le progrès et déterminés à oeuvrer pour le rendre possible.
Elles illustrent aussi un premier usage de la photographie chez Charlotte Perriand : comme élément constitutif de ses réalisations. Usage que l’on retrouve dans le hall Jacqueau avec des images d’aménagements intérieurs où la photographie est omniprésente : de la nursery de la Cité-refuge de l’Armée du Salut aux agences Air France de Londres, Osaka ou Tokyo.
Dans ce second espace, qui s’articule autour de quatre thématiques, le sous-titre de l’exposition (De la photographie au design) prend tout son sens : dans de nombreux cas, la photographie semble effectivement s’inscrire en amont du processus de création. Pendant une décennie, de 1928 à 1940, Charlotte Perriand prend beaucoup de photos, véritables archives visuelles dans lesquelles elle ira ensuite puiser un répertoire de formes et de matériaux. Certaines confrontations sont à cet égard éloquentes : la photo d’un manège pour enfants en Croatie (1937) et la maquette du refuge Tonneau qu’elle conçoit en 1938 avec Pierre Jeanneret, la photo d’un torii (1940) et le bureau Japon pour la mairie de Tokyo (1955), l’image du Pavillon suisse de la Cité universitaire de Paris (1930) et une bibliothèque plot bois de 1940…
D’abord centré sur le monde industriel, le regard de Charlotte Perriand se porte par la suite sur l’environnement naturel, reflétant l’évolution de ses recherches et de ses influences, entre le rationalisme radical de ses débuts et la liberté formelle qui marque par la suite sa démarche : évolution vers des formes plus organiques, importance croissante du bois dans ses productions… A partir de 1933, elle se met à collectionner toutes sortes d’objets trouvés dans la nature et portant les traces du temps : bout de bois roulé par la mer, rocher sculpté par le vent, résidu de fonte, etc. Dans son atelier de Montparnasse, elle photographie ces morceaux d’« art brut » sur un fond noir, les faisant apparaître comme de véritables sculptures. Nul doute que ces photos sublimes, empreintes de poésie et de mystère, trouveraient encore aujourd’hui le chemin des galeries.
Pourtant, la créatrice ne les a jamais exposées, ni revendiqué pour elle-même le statut d’artiste. Si elle a rêvé, avec ses contemporains, à une « synthèse des arts » à la portée de tous, milité pour l’abolissement des frontières entre art majeur et art mineur, c’était dans le cadre d’une démarche collective et surtout d’un projet politique. Autant dire donc, à quelques milliards d’années-lumière de l’art-design, et de l’ambition toute personnelle de ses désormais nombreux praticiens. On quitte d’ailleurs l’exposition en se demandant ce que cette ardente militante de la modernité aurait pensé de ces derniers développements…