DANSE | CRITIQUE

dbddbb

Vernissage le 03 Fév 2016
PFlorian Gaité
@03 Fév 2016

Le jeune chorégraphe américain Daniel Linehan présente pour la première fois à Paris sa création Dbddbb. Connu pour accorder une place prépondérante au discours, il convoque ici le texte pour ses qualités musicales, dans une pièce enthousiaste, sans recherche de sens, portée par la jouissance prise au mouvement marché.

Sur scène, des dizaines de barres métalliques pendues au plafond — une vingtaine d’entre elles chaussée de baskets — composent un décor absurde en forme de carillon géant, à la surface duquel miroitent les éclairages. La scénographie affiche d’emblée les deux principes directeurs de la pièce : la marche et la physicalité insignifiante du son.

Le titre Dbddbb (prononcer «dibididibibi») repose sur un effet d’amorce : durant une heure vingt les cinq danseurs se laissent entrainer par les consonances syllabiques d’une langue absurde qu’ils scandent, seuls comme à l’unisson. Tenté d’y voir une collision entre les langues latine, nordique et anglaise, on se rend bien vite à l’évidence d’un dialecte poétique pensé sur le modèle des performances vocales dadaïstes (Hugo Ball) ou lettristes (Isodore Isou). Entre démonstration humoristique de l’insignifiant et formalisme ludique de la  chorégraphie, la dernière création de Daniel Linehan suscite l’intérêt du public pour le jeu expérimental et le plaisir gratuit pris à la forme esthétique.

La pièce débute dans le noir, une lampe torche allumée, lancée dans un mouvement balancier, marque le début d’une chorégraphie où les cinq danseurs balaient l’espace de façon synchrone. Les corps, métronomes d’une partition sans musique, agissent comme boites à rythmes et des caisses de résonnance : les claquements de doigts et de langues, les cuisses et les mains frappées, les souffles et les sons gutturaux sont leurs seules instrumentations. Proches de l’onomatopée, leurs paroles («coro», «Leevlo», «Patsu», «Helsy»…) sont répétées jusqu’à produire une logorrhée incompréhensible, sollicitée pour ses seules qualités prosodiques. Les intonations des mots traduisent des intentions, quand leurs enchainement impulsent la mesure et la forme des mouvements.

Les tableaux se succèdent suivant une ligne dramaturgique plus démonstrative que narrative ou discursive. Résolument minimaliste, le vocabulaire gestuel qui y émerge questionne la marche sous une multiplicité d’aspect (militaire, sportive, courante, festive…) ancrée dans différents contextes dessinés à gros traits (un moment de dialogue avec le public, un autre de défiance, un club…) qui décident des interactions et de leurs rythmes. Ce large répertoire kinétique, dont l’exploration compte beaucoup sur l’énergie des danseurs et la plasticité de leurs interprétations, fait ainsi alterner épisodes sautillants, de course et de lente progression, sécheresse d’ensemble et détail maniériste, corps mou et nonchalants face à d’autres compulsifs ou rigides.

Dbddbb est marqué par la tension constante entre organisation et désordre qui anime sa chorégraphie. Les trajectoires croisées des danseurs quadrillent l’espace avec précision, coordonnées à la manière par exemple de Fan dance (La Danse des Eventails) d’Andy de Groat, mais souvent des déplacements plus dispersés enrayent la mécanique et jettent le trouble sur la synchronisation d’ensemble. De même, la discussion entre des gesticulations semi-improvisés, des membres lâches et ballants, et une danse plus délicate, plus mesurée (à l’image de ces bras tendus qui font pivots ou de ces claquements de cuisses francs et massifs) désordonne sans cesse une régularité protocolaire à la Keersmaeker, avec laquelle cet ancien étudiant de P.A.R.T.S. affiche parfois une distance quasi ironique.

Les effets comiques naissent à la fois des bégaiements gestuels qui laissent envisager des profils maniaques, compulsifs ou obsessionnels, des formes parodiques et des incongruités comportementales (une ronde emballée, une auscultation collective impromptue), comme des effets de désynchronisations. Une scène en particulier voit les cinq interprètes claquer des doigts au rythme d’un métronome qui sort peu à peu de la symétrie du rythme binaire et dérégule avec lui la cohésion du groupe, réduit à claquer trop tôt, trop tard, et plus vraiment ensemble. La tonalité de fond enthousiaste de la pièce n’empêche des moments polyphoniques plus grave, de ceux que l’on peut voir dans les travaux de Tino Sehgal. Dans une scène peut-être moins légère où ils tombent tous à terre d’épuisement avant de lentement se redresser, les interprètes scandent dans la quasi obscurité une sorte de rituel d’expiation collective.

La scène finale suit l’accélération du rythme emprunté à la musique techno. Moment de lâcher-prise, elle fait la démonstration d’une dépense d’énergie improductive, les danseurs jouissant simplement du geste désordonné et de la dislocation du sens. Alliant la performance physique à la performativité de la phonétique, la création de Daniel Linehan s’achève sur cette note joyeuse résolument communicative, à l’image d’une pièce qui compense le manque de propos par sa générosité formelle.

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