ART | CRITIQUE

David Saltiel

PXavier Testot
@12 Jan 2008

Trois espaces placés sous le signe du « et » — obscurité et luminosité, intérieur et extérieur, droite et gauche, acteur et spectateur, espace projeté et espace réel, silence et bruit —, mais aussi sous celui du « entre » : entre le noir et le blanc la couleur, entre l’intérieur et l’extérieur le seuil, entre sortir et entrer demeurer, entre le silence et le bruit les mots.

Passants de la rue des Coutures-Saint-Gervais, intrigués par la luminosité très intense de huit néons plantés verticalement, franchissez donc le seuil de la galerie Dominique Fiat. Les risques et périls ne sont pas ceux qui menacent ceux qui entr’ouvrent certaine valise à la fin d’En quatrième vitesse d’Aldrich.

Par l’ajout d’une cloison, l’espace de la galerie a été transformé par l’artiste David Saltiel afin d’accueillir les espaces de son œuvre que les visiteurs sont invités à pénétrer et parcourir. Dans la continuité de ses travaux précédents (à Bruxelles en 2002, à l’espace Paul Ricard en 2003 et ici même il y a quelques mois) qui mettaient en œuvre miroirs, projections, cabanes, paravents ou portes — autant d’invitations à éprouver les notions de seuil et de passage par la création d’ « espèces d’espaces » (des œuvres du Centre Pompidou étaient réunies sous ce titre aux Musées de Marseille en 1998-1999) —, l’œuvre ici présentée constitue un nouvel aboutissement, aussi sensuel dans sa matérialité que spirituel par ses résonances.

L’espace des néons, qui donne sur la rue et sur deux cloisons, est inondé de lumière blanche. Une porte permet de pénétrer dans une pièce que tout oppose au premier espace : de plan rectangulaire, dans une pénombre colorée, proposant des éléments de mobilier et la projection sur l’un de ses murs d’un film de quelques minutes, projeté en boucle et qui représente lui-même une pièce en longueur traversée, au ralenti et de gauche à droite, par deux personnes.

Par ses dimensions, par sa configuration et son occupation cette pièce est bien le centre de l’œuvre : le film qui en est la matrice s’y trouve projeté pour le spectateur qui a décidé d’y entrer. L’intérieur présente sur ses quatre murs cinq sortes d’ouvertures : la porte d’entrée qui est à ouvrir et qui se refermera toute seule ; sur le même mur longitudinal une ouverture dont les dimensions pourraient correspondre à celles d’une porte ; en face de la porte d’entrée, une porte murée ; sur un des murs du fond, côté rue, deux ouvertures fermées de fenêtres encadrées par une ligne de lumière blanche provenant des néons extérieurs ; sur le mur du fond l’ouverture du mur-écran et du film projeté.
A la fois centrés mais pas au milieu de la pièce, la chaise, le bureau et la lampe sont objets de design et incarnation de l’idée de chaise, de l’idée de bureau et de l’idée de lampe. La froideur de ce mobilier en verre laqué blanc est annulée par la chaleur de la lumière émise par la lampe et par le film.

Enfin, on ne doit pas négliger ce sur quoi l’œuvre se referme. Une fois sorti de la pièce principale, un couloir étroit conduit vers les bureaux de la galerie. Exposées au mur, des Å“uvres re-présentent de manière signalétique et par un jeu de formes géométriques noires, blanches et grises ce qui vient d’être éprouvé, déployant en jouant sur les mots et les signes toute la polysémie du langage : « seu(i)l », « (n’)être »…
Cinq lumières naturelles ou artificielles ont accompagné le parcours : celle de la rue, aléatoire; celle des néons, éblouissante; celle de la lampe et celle du film, diffuses; enfin, celle de la galerie, neutre.

Au premier abord l’ensemble de l’œuvre, avec ses trois espaces, semble ainsi placé sous le signe du deux : obscurité et luminosité, intérieur et extérieur, droite et gauche, acteur et spectateur, espace projeté et espace réel, silence et bruit. Mais à chaque « et » correspond un « entre » : entre le noir et le blanc la couleur, entre l’intérieur et l’extérieur le seuil, entre sortir et entrer demeurer, entre le silence et le bruit les mots. «Entre», préposition, certes ; mais on peut y entendre un impératif, une injonction ou une invitation : «Entre !». L’œuvre ne serait-elle pas plutôt sous le signe du trois ?

Lors de ses réflexions sur l’œuvre de Marcel Duchamp, Jean-François Lyotard empruntait à Kant la notion d’incongruence : le fait que deux éléments soient similaires mais non superposables. Cela concerne en premier lieu l’espace du film projeté qui est dans le prolongement de l’espace de projection (les bords du film se fondent imperceptiblement avec le mur de projection et un fondu au noir atténue la non-coïncidence des cadrages du début et de la fin de la séquence). Ce phénomène toucherait également les deux acteurs et leurs spectateurs, les jeux des lumières, les «ouvertures». David Saltiel, «trans formateur du champ visuel…». Avec ironie, celle qui fait se succéder les néons de Dan Flavin, l’espace-temps de Dan Graham et les chaises de Joseph Kossuth : ils sont à la fois sollicités et remerciés.

C’est naturellement le film qui cristallise l’ensemble de l’œuvre. Celle-ci est comme encadrée par les quelques mots échappés, rescapés et pleins de sens. Et par cette lumière blanche que l’on retrouve en quittant les lieux. Elle n’est plus aveuglante, comme si elle gardait désormais la mémoire de la pénombre d’où nous revenons, à la manière des écrans de Hiroshi Sugimoto.

Trois termes pourraient rendre compte de cette singulière expérience à laquelle nous convie David Saltiel, à condition de ne pas les confiner à leur domaine cinématographique : champ, contre-champ et hors-champ, en tant qu’ils organisent la perception d’un espace et d’un temps, la réception de l’autre et des autres.
Dans la pièce centrale, l’espace du spectateur est perçu tout d’abord comme espace vécu, un espace dans lequel le spectateur se promène, s’arrête, écoute et regarde. Par les deux ralentis du film, celui de l’image et celui du son, cet espace devient peu à peu espace mental, chambre d’écho et caisse de résonance non seulement sonore mais visuelle. La pièce est devenue camera obscura, pour et par le spectateur.

Car cette architecture qui se joue des catégories : in situ, installation, projection, exposition… est avant tout un espace habité. Alors que les deux personnages du film marchent l’un derrière l’autre, de chaque côté du bureau deux personnes pourraient prendre place l’une en face de l’autre. Et le film fait face aux spectateurs, uns parmi les autres.
A la manière dont l’un des personnages du film tient son sac en bandoulière on peut soupçonner et imaginer ces protagonistes d’être homme et femme. Les lumières de la pièce seraient alors celles des chambres d’enfants : le bleu du film pour les garçons et le rose de la lampe pour les filles. Pour le meilleur ou pour le pire et selon chacun(e) on préférera être dans le film sans spectateur, être un visiteur tout seul, un seul couple, des ensembles.
A propos du gris, et dans la lumière rosée et bleutée du cœur de son œuvre, David Saltiel évoquait à nos côtés le second des cours au Collège de France de Roland Barthes : Le neutre. Fort de cette expérience : le vécu de son œuvre, on ajoutera le titre du premier de ces cours : Comment vivre ensemble.

David Saltiel :
— E(N)TRE, 2005. Installation. Cloisons dimensions variables, 2 portes, 2 fenêtres, 1 projection DVD, 1 bureau 78,5 x 98,5 x 49 cm, 2 chaises 77,5 x 38 x 40 cm 1 suspension lumineuse, 9 barres de 4 tubes de fluo.

AUTRES EVENEMENTS ART