Pierre-Evariste Douaire. Parle-nous de ta série sur les copeaux de crayons de couleur: Second Life.
David Marin. Tailler avec des crayons de couleur, c’est jouer sur la notion d’extraction. Il s’agit de mettre en exergue quelque chose d’insignifiant, les copeaux en rapport avec leur production. La difficulté consiste à magnifier le procédé, à le faire exister.
Plus que l’extraction, je trouvais que les copeaux avaient à voir avec l’accumulation.
David Marin. Certes, Second Life est dans la quantité, la multiplicité, mais l’accumulation n’est que la préparation de l’opération. L’extraction a déjà eu lieu en magasin.
Tes crayons ressemblent à des ready-made.
David Marin. Non, c’est un autre contexte. J’extrais comme on fore du pétrole. J’arrache un morceau du tout. Plus généralement, tout notre quotidien tourne autour de cette notion.
Ce qui t’intéresse dans la notion d’extraction, c’est de revenir à l’origine des matériaux.
David Marin. Quand je vois des objets, j’entrevois la manière dont ils ont été fabriqué. Je reviens à l’origine des matériaux. Je pars des objets pour revenir à ce qui a été leur matière première. On est entre l’anticipation et l’archéologie.
Une des directions de ce travail consiste à produire une pièce qui va rester dans notre société de consommation, l’autre consiste à la rendre à l’état de nature, de réintroduire la matière à son état sauvage.
Mais mettre des crayons dans la nature revient à la polluer…
David Marin. Les crayons ne fécondent rien, ils vont se désagréger et participer au cycle naturel. Pour la pollution, je suis en discussion avec Caran d’Ache pour étudier l’impact de leur peinture sur l’environnement. De toute façon, des solutions existent, il suffit d’utiliser des crayons en bois naturel ou d’utiliser des pigments naturels.
Recherches-tu une forme, une couleur précise pour Second Life?
David Marin. Non, le résultat est secondaire. Une fois, j’ai voulu intervenir et faire coïncider l’installation avec un camouflage mais c’était la seule fois. J’ai horreur de faire deux fois la même chose. Le choix des couleurs s’impose de lui-même, c’est un non-choix. Utiliser une couleur différente me donne l’impression de réaliser une pièce différente. Mais la série sera de toute façon limitée dans le temps et dans le nombre de pièces. L’utilisation d’une couleur unique permet de jouer à fond le jeu avec le monochrome. Cela radicalise le propos.
Qu’est-ce que représente la photo Pixelisation?
David Marin. C’est une photo de piles de bois dans une scierie. J’aime beaucoup ce rapport avec le fractal. L’arbre que tu fragmentes en crayons et ensuite en copeaux comme dans Second Life. Dans Pixelisation, la multitude des planches, leur agencement en piles créent ce même rapport à la fragmentation. Une entreprise de découpe de bois me parle des arbres qu’il a fallu abattre. Elle parle de la forêt. En s’intéressant à une partie, on parle du tout. Parler d’une planche, c’est regarder l’arbre qui cache la forêt. Le pixel en informatique par sa petitesse, sa fonction insignifiante implique un macrocosme. En biologie, ce rôle est tenu par la cellule. J’aime montrer ce lien entre le microcosme et le macrocosme.
Quand je vois une planche, je n’imagine pas l’arbre qu’il a fallu abattre.
David Marin. Moi si, c’est comme le beefsteak qui me fait penser immédiatement au bœuf. Pour moi un crayon c’est un arbre. C’est une évidence. Je m’intéresse à redonner une vie à un bout de bois inerte. Il va vivre une vie parallèle.
Tu travailles sur la nature et tu utilises des titres haute technologie: c’est paradoxal.
David Marin. Dans les sociétés occidentales et modernes, on utilise à outrance nos ressources naturelles. On nous prédit la fin du pétrole depuis vingt ans, toutes les secondes une partie de l’Amazonie disparaît. Nous sommes dans une société anthropophage, dans une ère de l’autodestruction. Nous nous mangeons un poumon et une main. En même temps, notre monde parle du bien être. Les ordinateurs sont également doubles, ils sont qualifiés de propres mais leurs composants sont très polluants.
Je ne porte pas un regard passéiste, je relève juste les paradoxes de notre monde contemporain. Nous avons des obligations de consommer, nous sommes dans une course à la modernité, et ceci au détriment de notre espace de vie. Second Life est une illustration de ce paradoxe. Le problème de notre environnement, c’est juste nous.
Second Life se pose clairement dans le champ de la sculpture: extraction, modelage, ajout, retrait de matière.
David Marin. Peu importe que j’œuvre dans le champ sculptural, pictural ou photographique, ce qui compte c’est l’idée que je poursuis. Ce qui prime c’est l’envie de fabriquer quelque chose, ensuite peu importe le moyen qui est déployé, cela peut prendre l’apparence d’une feuille de papier, d’un caillou ou d’un ready-made. Le support importe peu. L’important réside dans ce que j’ai envie de faire. Je me définis comme quelqu’un qui aime fabriquer des choses.
Tu es artisan-tapissier et artiste. Existe-t-il des liens entre les deux métiers?
David Marin. Mon boulot d’artisan est purement mécanique, il ne nécessite pas de réflexion. J’applique un savoir-faire, un point c’est tout. Artistiquement c’est complètement l’inverse, l’activité est purement intellectuelle. L’objet artistique, quel qu’il soit, est le support d’une construction mentale. Il est le fruit d’une mécanique de rêveur. Il matérialise des idées.
Pourtant je ne peux pas m’empêcher de voir des liaisons entre les deux. Dans l’un tu habilles des fauteuils, dans l’autre des arbres.
David Marin. Peut-être que Mue a ce rapport à l’enveloppe que tu soulèves, mais je retrouve cette problématique chaque matin quand j’enfile ma chemise pour aller travailler. Le fait de m’habiller ne m’apporte pas plus de choses dans ma démarche artistique que dans mon travail quotidien de tapissier. Quand j’entre dans ma voiture, j’habite également un espace, ce n’est pas pour autant que cette habitude va se retrouver dans ma production artistique.
Dans Second Life il y a beaucoup de sensualité.
David Marin. Pour le public,Second Life est très sensuel. Évoquer la peau amène irrémédiablement un rapport à la sensualité. Mais cette acceptation n’évoque pas grand chose chez moi.
Tu utilises comme fuseau une trame en nid d’abeille?
David Marin. Non, c’est du grillage à poule, à chair de poule, si tu veux aller sur le terrain de la peau. C’est un matériau qui s’impose de lui-même, il est léger et facile d’utilisation. Il correspond également à une économie financière. Mouler en silicone serait possible mais multiplierait le coût de production. Mouler en plâtre serait impossible à cause du poids. Mais je vais peut-être me lancer dans une nouvelle série qui nécessitera le silicone que l’on retrouve dans la chirurgie plastique, dans la reconstruction maxillofaciale.
Pourquoi travailler in situ?
David Marin. Parce que c’est un défi. C’est plus compliqué de travailler en extérieur. Tu disposes de moins d’outils. Tu es obligé d’utiliser le minimum de moyens possibles pour être en adéquation avec ton environnement. Pour le dire clairement, quand tu travailles avec moins dix degrés, tu en chies grave. J’ai passé quatre heures par jour à réaliser Mue cet hiver. Cela a duré un mois.
Travailler dehors, c’est être en adéquation avec son environnement?
David Marin. Il faut que l’œuvre soit en rapport avec son environnement. J’aime qu’une pièce sorte de son contexte d’élaboration, qu’elle se retrouve en dehors de l’atelier. Tout d’un coup, elle change de repère.
La fragilité d’une installation in situ t’intéresse-t-elle également?
David Marin. Une installation outdoor est frappée par la fragilité. Elle est sujette aux intempéries. Elle est à la merci des caprices de la météo. C’est vraiment ce qui motive mon travail extérieur. L’éphémère est une chose tellement inutile qu’elle en devient touchante. Faire les choses pour rien m’attire énormément. La fragilité est ce qui ressort le plus d’une œuvre d’art ou d’un homme. Ce qui est le plus beau dans un objet, ce n’est pas sa force mais sa fragilité. Voir et toucher la faille est ce qui me préoccupe.
Quel est ton rapport à la photographie pour les pièces comme Second Life?
David Marin. La photographie me permet de voir l’évolution du travail dans le temps et les saisons. Elle me permet de mesurer la durée du travail. Sa fonction est uniquement documentaire. Elle n’a pas de vocation artistique, elle ne se substitue pas à l’œuvre in situ. Il me semblerait dommage d’en proposer un tirage. Et ceci pour des raisons écologiques. Cela viendrait nier mon propos. Le retour à la terre que j’accomplis dans le respect de l’environnement serait contredit, à mon sens, par l’utilisation d’un médium utilisateur de produits chimiques et polluants. Cela irait à l’encontre du projet. Je ne suis pas un jusqu’auboutiste mais j’aime bien qu’une série soit cohérente. Là , elle ne le serait pas.
Tu regardes du côté du Land Art?
David Marin. Je n’ai pas une très grande culture artistique contemporaine. Je connais un peu Goldsworthy, tout juste Nils Udo. Mais ces deux figures ne sont pas une source d’inspiration pour moi. J’admire leur travail mais c’est tout. C’est la même chose avec Penone dont je constate la puissance et les intentions.
Tu habites en bas du Mont Blanc, Ã Sallanches, en Haute-Savoie. Parle-nous de ton projet de La Friche.
David Marin. Je voulais travailler en extérieur tout près de mon domicile. J’ai trouvé cette ancienne bâtisse du XIXè siècle qui servait vraisemblablement de lieu de stockage pour les laines de Megève. Elle borde le lit de la Sallanches qui traverse la ville. Ce lieu est symptomatique de l’urbanisme actuel et de ma démarche artistique. Ce bout de terrain a été construit sur un espace naturel, il est en train de péricliter, la nature a repris ses droits, ses murs s’effondrent et prochainement des logements sociaux seront construits. Ce petit territoire porte en lui les cycles de la vie urbaine et naturelle. La Friche reprend le rythme de Second Life qui permet d’extraire et de revenir à ce qui a été.
La Friche est un lieu ouvert et fermé à la fois.
David Marin. Quand j’y travaille, personne ne me voit. Il y a ce hangar qui s’effondre. Les arbres buttent contre la charpente qui se fissure de plus en plus. Derrière, il y a ce jardin entropique où les poutres se mélangent aux carreaux de faïences qui jonchent le sol et les ronces. J’utilise ces matériaux trouvés pour redonner une mémoire à ce lieu industriel du siècle passé. Je fais un retour en arrière avec ces carreaux que je trouve. Je tente de garder en mémoire la présence de ce lieu qui va disparaître et se muer en autre chose. L’architecture va être remplacée, les arbres vont être rasés, la ville se phagocyte, s’autodétruit pour se reconstruire, elle est cet animal moderne anthropophage.
Site de l’artiste: http://www.marindavid.com/