Venant fêter les quatre-vingts ans de David Hockney avec panache, célébrés dès le printemps par la Tate Modern de Londres, cette rétrospective réunit près de 160 œuvres d’un des artistes contemporains les plus estimés et reconnus qui soit. Au milieu des surfaces miroitantes des piscines californiennes, des doubles portraits ou des paysages du Yorkshire, qui ont très largement consacré David Hockney et cristallisé son style pour les experts et le grand public, émergent trois problèmes esthétiques majeurs. Tout d’abord, l’éclectisme du peintre, qui lui permet de puiser des motifs, des couleurs et des gestes, parfois de manière ironique, dans l’histoire de l’art (les gravures de William Hogarth, Rembrandt, Vermeer, Van Gogh), dans le modernisme (le cubisme de Picasso, le fauvisme de Matisse, Francis Bacon), ou même chez ses contemporains (expressionnisme abstrait, minimalisme, Pop Art). David Hockney développe également une réflexion sur l’influence des moyens de reproduction technique, et plus particulièrement de la photographie, sur la pratique picturale. Enfin, l’artiste formule une critique de la perspective classique qui aura justement été consolidée et systématisée par l’appareil photographique, allant de pair avec une quête effrénée, inspirée par le cubisme notamment, pour trouver une nouvelle manière de représenter l’espace sur la toile – et qui aboutit sur la promotion de la «perspective inversée» théorisée au début du XXe siècle par le théologien, philosophe et mathématicien russe Pavel Florenski.
Eclectisme stylistique
Né à Bradford en 1937, David Hockney subit tout d’abord l’influence du groupe «Kitchen Binks», qui s’inspire de l’esthétique du «réalisme socialiste» russe pour dépeindre une Angleterre industrieuse. Etudiant au Royal College of Art de Londres dès 1959, le style réaliste de David Hockney provoque la raillerie de ses pairs férus d’abstraction et d’expressionnisme. Le jeune artiste s’engage alors dans deux types de toiles qu’il surnomme (souvent ironiquement) «Propaganda Paintings» et «Love Paintings» où il affirme ses convictions végétariennes et son homosexualité. Si l’art semble devoir comporter une charge revendicative et s’engager socialement dans son époque, les œuvres de David Hockney, à l’instar de Cleaning Teeth, ne sont pas dépourvues d’humour: on y perçoit deux personnages en train de pratiquer une fellation, un tube de dentifrice à la place du sexe.
Le jeune Hockney cite volontiers Jean Dubuffet et Francis Bacon comme sources d’inspiration. L’un pour avoir mis en place un vocabulaire naïf et universel, l’autre pour avoir osé aborder la représentation de l’homo-érotisme dans la peinture. Le succès, quant à lui, ne se fait pas attendre dans la carrière d’Hockney – qui se peroxyde les cheveux et se forge une image de dandy encore entretenue aujourd’hui. Le MoMA acquiert dès le début des années 1960 des gravures où l’artiste puise librement dans les histoires décadentes de William Hogarth, et la Tate Gallery l’expose dès 1961 dans l’accrochage intitulé «Young Contemporaries». Le commissaire Didier Ottinger souligne que, dès cette période, David Hockney fait preuve d’un «éclectisme stylistique» sidérant, citant en cela Picasso: «Il [Picasso] pouvait maîtriser tous les styles. La leçon que j’en tire, c’est que l’on doit les utiliser tous.» En effet, Hockney brasse art ancien, ornements égyptiens, clins d’œil ironiques à l’abstraction dans des toiles figuratives (Portrait Surrounding by Artistic Devices), références au Pop Art de Jasper Johns (Tea Painting is an Illusionnist Style), ou représente encore son galeriste John Kasmin coincé entre une tapisserie et une plaque de plexiglas collée sur la toile à la manière des Nouveaux Réalistes (Play within a Play).
Le mythe californien
A une époque où l’homosexualité est encore pénalisée en Angleterre, David Hockney rêve d’Amérique et de Californie, emblèmes d’une vie aux mœurs libres et hédonistes. Avant même de décoller pour les Etats-Unis en 1964, le peintre se fascine pour les magazines américains gays érotiques ou culturistes qui lui servent de modèles pour représenter des hommes nus sous la douche, notamment dans Domestic Scene et Man in Shower in Beverly Hills. L’attrait pour les corps dénudés et l’élément liquide ne fait que s’accroître dans les toiles californiennes d’Hockney, pour aboutir à ses œuvres les plus célèbres.
A Bigger Splash allie l’architecture moderne et bourgeoise des villas californiennes à une gerbe d’eau digne des «drippings» expressionnistes de Jackson Pollock – les palmiers de l’arrière-plan nous feraient encore penser à des motifs pop. Portrait of an Artist, métaphore de sa rupture avec son amant Peter Schlesinger, cristallise l’incommunicabilité qui s’est définitivement établie entre les deux hommes. Le Nid du Duc, enfin, représente certes le coin d’une maison française, mais la technique picturale (de l’acrylique diluée, type de peinture emprunté au Pop Art de Warhol) qui y est employée reproduit avec maestria les mêmes surfaces bleues des piscines californiennes. A ce sujet, David Hockney exploitera encore à la fin des années 1970, dans la série des Paper Pools, une nouvelle technique dans l’atelier de gravure de Ken Tyler, en utilisant une pâte à papier teintée à la masse censée recréer le miroitement de l’eau.
La reproductibilité des images
La salle des doubles portraits apparaît comme un autre moment fort de la rétrospective. Entamé avec le couple de collectionneurs Fred et Marcia Weisman, ce cycle s’achève dans l’intimité avec un portrait des parents du peintre. S’il est toujours question de statut social ou de dépeindre ses proches à partir de photographies, David Hockney introduit dans ses décors des éléments déterminants pour la suite de sa carrière. Dans Looking at Pictures on a Screen, apparaissent des reproductions d’un Van Gogh, d’un Vermeer, d’un Piero Della Francesca, ainsi que d’un Degas, œuvre préférée de Francis Bacon dans la collection de la National Gallery. Dans Le Parc des Sources, les lignes de fuite suivent les cimes d’arbres parfaitement alignés pour buter au fond du tableau, et enfermer notre regard dans un entonnoir. Dès lors, David Hockney n’aura de cesse, dans ses paysages, de trouver d’autres moyens de représenter la nature, et de ne plus nous confiner dans les carcans de la perspective classique héritée du Quattrocento – et qui lui donnent l’impression de se situer dans une «impasse».
Mais, contrairement à la célèbre thèse de Walter Benjamin, la reproductibilité de l’œuvre d’art n’est pas synonyme de «perte de l’aura» chez David Hockney. Le peintre entretient d’ailleurs un rapport ambigu à la photographie. D’une part, il affirme: «Je suis persuadé que la photographie nous a causé du tort. Elle nous a conduits à regarder la monde d’une seule et même façon, plutôt ennuyeuse.» En ce sens, il critique l’optique de l’appareil (qu’il surnomme malicieusement «le cyclope immobile»), à qui il reproche de systématiser la perspective classique, et de l’imposer comme la norme universelle de toute représentation. D’autre part, David Hockney demeure féru de technologies et pratique le Polaroïd. A cet égard, ses panneaux photographiques sont saisissants. Il reconstitue un paysage (Pear Blossom Highway), un portrait (Scrabble Game) ou même une piscine, à partir d’une multitude de clichés qu’il accole les uns aux autres, et qui décline chacun une pluralité de points de vue sur un même objet – à la manière des peintures cubistes de Picasso qui entremêlent sur un même plan une diversité de perspectives. David Hockney concède d’ailleurs que c’est la rétrospective de Picasso au MoMa en 1980, qui l’aura définitivement frappé et convaincu de se défaire du naturalisme photographique.
La promotion effrénée de la perspective inversée
Ainsi, on peut lire l’évolution de la carrière de David Hockney suivant ces deux axes. En 1986, il réalise des œuvres à partir de superpositions de photocopies couleurs. En 1988, il réitère l’expérience avec des fax qui lui permettent de décliner des gammes de gris, de multiplier ses œuvres, et de les distribuer librement à son entourage. Ses expérimentations technologiques se prolongent en 2010 avec l’apparition de l’iPad, dont il s’empare pour réaliser des paysages aux tonalités intenses. Les quatre saisons deviennent même un thème récurrent chez lui, qu’il aborde notamment avec des captations vidéo HD. Il reconstitue sur grand écran un même paysage filmé par 18 caméras, à des saisons différentes.
Mais le paysage permet surtout à David Hockney de creuser sa nouvelle lubie pour la perspective inversée. Si le Mont Fuji imite, toujours avec ironie, les techniques des peintres abstraits ou minimalistes, il congédie définitivement la perspective classique avec Contre-Jour in French Style, où un store vient délibérément obstruer notre vue sur le Jardin des Tuileries. Large Interior, à la manière des panneaux de polaroïds, conjugue plusieurs points de fuite sur une même toile, et Pacific Coast Highway tente de retranscrire la vision d’un œil en mouvement (et non plus figé derrière la toile ou le sténopé de l’appareil) en traduisant le trajet que le peintre réalise quotidiennement entre son domicile et son atelier, le long de la côte californienne, en voiture.
Un peintre soucieux de sa postérité
En 1997, David Hockney revient dans son Yorkshire natal et inonde la nature anglaise des couleurs vives, quasi fauvistes, qu’il avait rencontrées en Californie, au Montana ou dans les canyons. Les jardins qu’il peint, construits suivant les préceptes de la perspective inversée, jaillissent vers le spectateur, comme si le point de fuite se trouvait derrière nous, ou s’exécutent sur des châssis brisés. On remarque que David Hockney se transforme en chantre de cette dite perspective inversée, en distribuant aux critiques d’art et à la presse internationale l’ouvrage de Pavel Florenski, dont il se vante d’avoir exhumé les écrits.
On y verra la peur, chez l’artiste, d’être considéré comme un simple peintre de la surface (les miroitements des piscines) et de la bourgeoisie (les villas californiennes et les portraits de collectionneurs), c’est-à -dire de passer à la postérité comme le représentant d’une certaine superficialité inscrite dans la tradition du pop. En enfonçant le clou sur des problèmes techniques (l’usage de l’appareil photo et des technologies dans le champ de l’art) et esthétiques (la représentation de l’espace, la perspective, l’application des couleurs), David Hockney semble vouloir s’imposer comme un véritable penseur et théoricien de l’art, plus que jamais conscient de l’histoire de son médium. L’exposition conjugue ainsi la frivolité du peintre, sa joie de vivre et ses couleurs vivifiantes («Love Life», lit-on sur un mur en guise de conclusion) à un bagage théorique et historique conséquent.