— Éditeur : La Lettre volée, Bruxelles
— Collection : Palimpsestes
— Année : 2002
— Format : 18 x 12 cm
— Illustrations : quelques, en noir et blanc
— Pages : 121
— Langue(s) : français
— ISBN : 2-87317-183-9
— Prix : 14 €
Un art contre nature
par Jacinto Lageira (extrait, pp. 5-9)
La réalité de ce que nous voyons est ce que nous pouvons manipuler.
George Herbert Mead
Le portrait, le paysage et la nature morte sont les sujets de l’art de Ger van Elk. Considérés comme mineurs — alors qu’ils existent pourtant depuis deux mille ans —, ces thèmes demeurent un questionnement sur la relation de l’homme à lui-même et à ce qui l’entoure par des représentations archétypales qui ne sont pas seulement le résultat d’une succession de contextes historiques, mais aussi et surtout, une condition de l’existence de l’art. C’est sans doute l’un des schèmes principaux de l’esprit humain que de laisser sa trace dans la nature afin de mieux s’ancrer dans le monde tout en y trouvant le reflet de sa propre image. De ce point de vue, les sujets que l’histoire a rangés sous les termes de décoratifs, de vils et de bas, relevant plus du monde des apparences que de la grande peinture, appartiennent à une conception du monde universelle, à une phase décisive de la pensée humaine, puisqu’ils retracent la figure dialectique essentielle de l’Occident : celle du rapport sujet/objet. Figure qui s’accompagne de la problématique fondamentale du XVIIe siècle (époque à laquelle s’intéresse plus particulièrement Van Elk), recouvrant tous les domaines des sciences naturelles et humaines, de la botanique à l’étude du langage : la représentation.
On a beau chercher dans les ouvrages des spécialistes, des historiens d’art, des exégètes, rarement est correctement soulevée la question de savoir pourquoi ces thèmes récurrents apparaissent et reviennent continuellement à travers l’histoire, et ce quels que soient les lieux et les sociétés où ils naissent [Parmi la pléthore des publications, citons quelques très bons ouvrages d’Histoire de l’art : Charles Sterling, La Nature morte (1952), Paris, Macula, 1985; Meyer Schapiro, Style, artiste, société (1940-1969), Paris, Gallimard, 1982; Svetlana Alpers, L’Art de dépeindre (1983), Paris, Gallimard, 1990. C’est cependant en esthétique que l’on trouvera une réflexion poussée sur la peinture hollandaise : Hegel, Esthétique, Paris, Flammarion, « Champs », 1979, et Gyôrgy Lukà cs, « Le problème formel de la peinture », Estetica di Heidelberg, Milan, Sugarco, 1974 (trad. de l’auteur)]. De la Grèce antique à l’Arte Povera, des fresques de Pompéi à Peter Greenaway, on voit évoluer le rapport premier de l’homme à une nature qui n’est jamais dépeinte à l’« état naturel » (I’« état sauvage » étant encore une appellation anthropocentrique) mais se trouve déjà sous l’emprise de la culture et de l’histoire. Aussi, ce qui intéresse Van Elk est une relation à la nature vue à travers les différentes lentilles de la culture et de l’Histoire de l’art, ce qui suppose à la fois une reformulation des images archétypales que nous connaissons et une refiguration de ces formes artistiques fixées, classées, déterminées, qui veut s’émanciper de son histoire. Dépeindre la nature serait une attitude bien limitée, si justement, la figure humaine, manifeste ou cachée, n’en occupait la place centrale.
La vie silencieuse
Il fallut beaucoup de temps pour que des scènes de genre, des vues de la campagne, des bouquets de fleurs soient acceptés pour eux-mêmes et puissent être élevés au rang de sujets picturaux dignes d’intérêt. L’Âge d’or de la peinture hollandaise fut le moment privilégié grâce auquel il a été permis de regarder par la suite un paysage de Gainsborough, des meules de foin de Monet, des pommes de Cézanne, des bananes de Chirico ou des sardines grillées de Dalà sans sacrifier au mépris hiérarchique des genres. Si les idées de l’Académie — sous l’égide de son directeur Lebrun qui avait placé le paysage et la nature morte au dernier échelon de sa répartition esthétique furent balayées par les Lumières, le Romantisme et la modernité, la période de la « grande peinture abstraite » — qui s’étend de 1945 à 1970 — semblait reprendre le flambeau et devenir à son tour un nouvel académisme des plus conservateurs. Les objets les plus minables et anodins du Pop, les « fleurs » d’Andy Warhol, les « moules » de Marcel Broodthaers, les « meubles » de Richard Artschwager, tout cela n’était pas assez élevé pour les tenants de la grande abstraction. Une certaine critique s’empressant de certifier qu’un artiste qui représente des objets médiocres ne peut être lui-même qu’un artiste mineur — ce que l’on entend souvent à propos de Van Elk, que d’aucuns considèrent comme un plaisantin. Peindre des moutons dans un paysage ou des citrons sur une table à la manière de Willem Kalf passe ainsi aujourd’hui encore pour une blague de mauvais goût. À l’évidence, le regardeur ne comprend pas la raison d’un tel choix, et préfère ranger la démarche dans la catégorie du pastiche citationnel. Mais il est tout aussi évident que Van Elk ne garde les cadres thématiques et formels du XVIIe siècle que pour mieux ironiser sur l’Histoire et sur son propre parcours. Plus sérieusement, l’entreprise consiste à déconstruire les codes de la représentation.
Dans Les Mots et les Choses [(1966), Paris, Gallimard, 1986. « C’est qu’en effet le tableau n’a pour contenu que ce qu’il représente, et pourtant ce contenu n’apparaît que représenté par une représentation. » (p. 79.)], Michel Foucault a montré que l’épistémologie et l’esthétique de la représentation consistaient dans le pouvoir qu’avait cette dernière de se représenter elle-même, ce qui entraîne un nouvel ordonnancement et une nouvelle compréhension de l’homme et de la nature. Celui-ci n’est plus en liaison directe avec elle mais construit un ordre qui s’y oppose. Il est alors intéressant de constater que dans cette peinture soi-disant « banale » et « vide de sens » qu’est la nature morte, se joue quelque chose qui nous poursuit encore dans l’art contemporain, qui n’est autre que le rapport entre l’artificialité de l’art et la pure naturalité du monde. L’homme ne peut se couper complètement de la nature — la sienne ou celle qui lui est extérieure —, et pourtant il ne cesse de contrer cette nature par les élaborations de sa culture. Si, comme l’affirme Descartes, il faut « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » [René Descartes, « Le Discours de la méthode », in Œuvres, Paris, Gallimard, « La Pléiade », partie VI, p. 168], le paysage et la nature morte hollandaise illustrent à merveille l’appropriation par l’homme des choses de la nature qui, dans le passage à la peinture, deviennent alors des objets. Mais qu’ils soient naturels ou fabriqués, ces derniers ne peuvent avoir d’intérêt pour le spectateur que dans la mesure où l’on y sent la présence humaine : les objets sont disposés, arrangés, placés selon un certain angle, sous telle lumière, ils sont le reflet de l’esprit qui les représente et qui par là même s’y représente. En ce sens, la pratique artistique hollandaise du XVIIe siècle est un tournant capital de l’art moderne, car en même temps que la peinture devient son propre sujet, l’esprit se reconnaît dans ce renvoi abstrait de la représentation. Suivant, lui aussi, un discours et une méthode, Van Elk représente la représentation des genres sur l’arrière-fond historique qui les supporte à travers le temps. En choisissant de travailler sur des sujets qui se sont maintenus dans la peinture et non sur des transformations formelles ou thématiques, Van Elk met en jeu l’Histoire de l’art et tente d’en forcer les règles. Conceptuel, historiquement situé, non descriptif, anti-naturaliste, non-mimétique, son travail est en opposition à la tradition de la représentation et tend vers une théâtralité de l’existence de l’artiste. Si Van Elk garde les principes de l’esthétique représentationniste, il en rejette la fonction et les contenus.
(Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions La Lettre volée)
L’artiste
Ger van Elk , né en 1941 à Amsterdam, est peintre, cinéaste et sculpteur.
L’auteur
Jacinto Lageira , critique d’art, enseigne l’histoire de l’art et l’esthétique à l’École des Beaux-Arts du Mans, ainsi qu’à l’université de Paris I—Panthéon Sorbonne.