Le 30 avril 2000, Lamarche-Vadel se donnait la mort dans son château de la Rongère en Mayenne. En 1973, alors âgé de vingt-quatre ans, il commençait à écrire sur l’art qui lui était contemporain. Dans l’œil du critique, ainsi s’intitule l’exposition que lui consacre aujourd’hui le Musée d’art moderne de la Ville de Paris, on voit beaucoup d’œuvres. Celles que Bernard Lamarche-Vadel a collectionnées car aimées, les créations de Bram Van Velde, Arman, César, Jean-Pierre Pincemin, Helmut Newton, Bernard Combas, Erik Dietman, et bien sûr Joseph Beuys qu’il a fortement contribué à faire connaître en France.
Bernard Lamarche-Vadel aimait ces artistes, les rencontrait, les conseillait, et les artistes l’aimaient, l’écoutaient. Ce respect mutuel est sans doute une rareté car il est un péril pour chacune des parties. On imagine aisément comme il l’est pour l’artiste, directement soumis au regard qui vaut jugement, à un œil d’autant plus considérable qu’il est tendre sans ménagement. Mais on l’imagine moins pour le critique; car on n’imagine pas les malheurs des méchants par crainte d’y compatir.
Tout critique d’art un tant soit peu conséquent, avec une once de fêlure et d’amour pour son objet, peut souscrire à la simplicité de cette assertion de Lamarche-Vadel : «Je suis critique d’art, douloureusement comme vous ne pouvez pas l’imaginer». De la même façon qu’il comprend l’aveu non moins simple de Lévi-Strauss: «C’est horrible l’écriture… »
Ce critique redoutait sans doute et l’artiste et l’écriture, mais il trouva le cran — on ne sait où — de se confronter aux tourments de la publicité aussi bien qu’aux affres de la solitude anonyme; à l’avant-scène de même qu’au lointain, comme on dit au théâtre.
Si l’on veut se faire une idée de ces difficultés, il suffit de regarder le court entretien de Lamarche-Vadel avec le sculpteur Erik Dietman au Centre Pompidou en 1994. Deux hommes, deux tenues. Le critique dans un ample costume vert sombre comme on en taillait aux derniers temps du siècle passé (heureusement de mode passé), l’artiste en jean et bretelles. Ce dernier, grand moustachu, le ventre rond; le second petit, la barbe courte des trois jours, les cheveux mi-longs qui eux non plus ne se coupent ainsi. L’artiste ignore suffisamment les mots pour les dérouler sans ambages comme bonhomme il ballade ses yeux; l’intellectuel les pèse, les remue — ouvre à peine la bouche, concentre son regard — cherche le plus juste terme et ralentit encore en appuyant sur les «très»: « C’est très biomorphique et très corporel». Et chaque fois qu’il consent à livrer son exactitude, Dietman, lui, répond aux pensées complexes sur l’air de l’évidence, rappelant qu’il est partisan du brouillard et contre la clarification.
Deux temps, deux phrasés, l’un — aisé — de celui dont les œuvres ont déjà tout dit, le second — douloureux — contraint de courir après les mots chaque fois qu’ils concourent avec des images, créant en parlant. L’apparent embarras du critique balance la contrepartie de son audace.
Car Bernard Lamarche-Vadel ne fut pas impuissant face aux œuvres, non plus que son malaise éventuel fût la marque de sa soumission. «Ma fonction dans la société française, affirmait-il, est une fonction de regard que j’assume pleinement», regard de juge, le plus dur à soutenir.
Grand collectionneur de photographies, il n’en doute pas moins de la qualité artistique dudit médium, et paraît plus offensif face aux photographes qu’aux plasticiens. Ce qui l’intéresse dans cette captation instantanée et supposément mécanique du réel, c’est justement qu’il exemplifie l’échec de l’art à rendre compte de la réalité, il s’agit toujours de «montrer un objet photographique dont l’objet se retire».
Si l’œuvre d’art demeure le reflet — et peut-être seulement le reflet — de la réalité, alors la photographie est le médium qui, dans le monde contemporain, illustre le mieux la vanité — et partant sans doute la beauté et la valeur – de l’entreprise artistique. Et il n’est en effet pas un instant décisif de Cartier-Bresson dont on ne pense, face à lui, qu’il n’est que cet instant, un succédané insensible des mouvements de notre monde, mouvement de la figure ou de la lumière, vanité en image de notre ambition à recueillir le temps comme on épingle un papillon.
Un jour de 1989, Bernard Lamarche-Vadel se sentit las de la critique et concéda une ultime conférence pour signifier son abandon. Dans cette démarche comme dans ses réflexions esthétiques transparaît clairement l’attachement du XXe siècle — qui, il est vrai, avait connu Auschwitz — aux fins et aux courants: fin de la philosophie, fin de la modernité, fin de l’art, succession des avant-gardes.
Biais prisé alors pour s’assurer que le monde avance encore, même vers les abîmes. Peut-être aujourd’hui convient-il de nuancer ces téléologies esthétiques héritées d’Hegel et de Greenberg pour opposer les faits aux fins, mais cette inclinaison des intellectuels pour la mort de leur objet d’étude et d’affection — voire pour leur propre art — ménageait de salutaires cris d’alarme.
Ainsi de Bernard Lamarche-Vadel dénonçant dans sa conférence la «fonction de lubrifiant» du critique d’art actuel, et proclamant à son auditoire ravi, ravi lui-même d’avoir trouvé l’exacte expression de son malaise: «J’en ai marre d’être pris pour une burette».
Etrange critique en somme que cet esthète et romancier, dont la bibliothèque reproduite in situ comptait presque autant de volumes de Georges Bataille que de Paul Morand. Complexe personnage dont la bouche mêmement que les yeux révèle la souffrance et la clairvoyance mêlées — inextricablement mêlées, en un visage sombre, dont chaque expression paraît contrainte. Obsédé de liberté et dégagé des modes, le même homme annonça à Yvan Salomone à leur premier rendez-vous au château: «Vous savez, je suis un Prussien», façon de faire entendre à l’artiste qu’il n’admettait pas que la ponctualité fût malmenée.
Châtelain et prussien, érudit et sensible, libre et exigeant, l’œil du critique expose les ambiguïtés d’un homme et les ambiguïtés de l’art, l’amitié qui les lie et les douleurs de cet amour, l’humanité complexe de l’œil et de la main ; une énigme pour des mystères.
Erik Dietman
— Portrait de Bernard Lamarche-Vadel, 1994. Dessin. 200 cm x 150 cm.
Noël Dolla
— Sans titre, 1974. Colorants sur toile libre. 127 cm x 134,5 cm.
Olivier Mosset
— Sans titre, 1969. Huile sur toile. 100 cm x 100 cm.
Martin Barré
— 74-75-B- 171×159, 1974-1975. Acrylique et crayon sur toile. 171 cm x 159 cm.
Jean-Charles Blais
— Cireurs de Parquet, 1981. Peinture acrylique sur toile de bâche découpée en deux parties. Ensemble environ 440 cm x 200 cm.
Pierre Klossowski
— L’appréhension de Roberte, 1982. Crayon et pastel sur papier. 174 cm x 102 cm.
Hervé Di Rosa
— Atak, 1981. Technique mixte sur papier marouflé sur toile. 164 cm x 187 cm.
Pierre Klossowski
— Roberte giflant l’aide du maniaque, 1982. Crayons de couleur sur papier. 198 x 130 cm.
Jean-Olivier Hucleux
— Les Jumelles, 1978-1979. Huile sur bois. 154 cm x 121 cm.
François Boisrond
— Sans titre dédicacé « Pour BLV, Novembre 1980 », 1980. Acrylique sur toile libre. 78 cm x 172 cm.
Robert Combas
— José Nez cassé, 1980. Peinture sur papier marouflé sur toile libre. 172 x 162 cm.
Erik Dietman
— L’art mol et raide ou l’épilepsismesismographe pour têtes épilées, 1985-86.
Jean-Olivier Hucleux
— Portrait de Bernard Lamarche-Vadel, 1988. Mine de plomb sur papier.
Bettina Rheims
— Portrait de Bernard Lamarche-Vadel.
Keiichi Tahara
— Portraits de Bernard Lamarche-Vadel.
Fabien Monthubert
— Bernard Lamarche-Vadel chez lui à Paris XIV, 1981. Photographie noir et blanc.