«Dans la peau d’une femme» : une extrême solitude. Et aussi une contrepèterie de Vincent Labaume, présentée parmi d’autres (Un bon secours) au sous-sol de la galerie : « Dans la peau d’une femme, je suis un rêve d’entame ».
Cette exposition de groupe rassemble des séries de photographies émanant d’artistes, de situations et de temps très différents. Les images se répondent tout en gardant leur territoire spécifique. La présence du corps, d’un corps sexuel, travesti, d’un corps représenté de plusieurs manières, met en cause le regard, les conditions sociales qui nomment la féminité et ce qui la déchire.
Provoquantes, les œuvres font allusion à des pratiques où le corps devient un jeu, un simulacre, un enjeu artistique déterminant : le corps exhibé est surtout celui de l’œuvre et des liens qu’elle instaure toujours avec le spectateur, le marché, l’institution, délibérément ou à son insu.
Aussi, de la rupture iconique créée par Journiac (24 heures de la vie d’une femme ordinaire montre ce que recouvre l’identité féminine : prostitution, esclavage, désir, amour sacré, amour profane, et cela n’a guère changé depuis 1974, date de l’œuvre) aux traces photographiques de Pornographie, performance remarquable d’Édouard Levé et de ses acolytes au Palais de Tokyo, en passant par les séquences faussement people de Ria Pacquée et par les deux têtes de poupée (gonflable ?) de Rachel Laurent, sans oublier les vidéos du sous-sol (Ria Pacquée et Vincent Labaume véhiculent des fictions très ironiques), il s’agit bien de mettre en scène les peaux qui recouvrent et constituent la femme la plus anonyme donc la plus consommable, apparemment.
Car, à travers ces œuvres, les lois de l’apparence deviennent criantes. On peut penser que la société occidentale génère en effet une certaine sexualité comme des formes d’art peuvent générer la révolte.
Alors, la pornographie laisse un souvenir fugace tandis que le spectateur comprend ceci : dans « la peau d’une femme » il y a tout le corps social, le désir et la rencontre impossible des êtres confinés au fond dans le réseau organisé des codes et des représentations. Et l’énergie de l’image vidéo parfois délibérément un peu floue (Pacquée, Labaume) ainsi que la statique de l’image photographique si nette (Pacquée, Laurent, Levé, Journiac) renvoient avant tout du trouble.
Quels rapports l’art entretient-il aujourd’hui avec l’image ? La chair du corps, sa présence physique semblent s’hybrider à ces figures lisses, théâtralisées, fixées dans le temps de leur reproduction. La vidéo restitue un peu de la vie du corps dans son mouvement décalé (performance de Labaume, personnages anonymes ou pas, de Pacquée), le son off et la parole participent d’un récit fragmentaire, comme autant de petites solitudes agglutinées, parce que telle serait souvent la destinée des images. En particulier celles qui évoquent le désir contenu dans les aléas du fantasme (Journiac, Laurent, Levé).
L’avant, l’après des actes dits sexuels sont ici privilégiés au détriment de l’intimité de l’orgasme. En réalité, la pornographie évoquée par les œuvres de l’exposition met en connexion indirecte des figures qui désignent entre autres les postures reconnaissables du plaisir. L’humour, la violence parodique de ces simulations n’excluent pas d’exciter la libido du spectateur mais elles semblent exciter d’abord sa lucidité et sa causticité.
Enfin, ces œuvres montrent que l’art et le sexe ne sont pas communicables, sauf s’ils oublient leur véritable impact : ébranler l’édifice des certitudes.
Ria Pacquée, agit dans ses «appels à témoins» (vidéos) et dans la fiction qui la met en scène plus directement, c’est-à -dire où elle apparaît travestie en une femme banale voire un peu ridicule (une « Madame » à la fois drôle et tragique). L’artiste navigue avec rapidité dans les méandres des événements où le populaire rencontre pour un court instant l’élite (une princesse anglaise), où la disparition, le fait divers renvoient l’image de la loi, du secret, d’une violence sourde.
« Madame » et les personnages des vidéos sont des êtres errants, des femmes qui cherchent encore des liens dans une société trop policée. En réponse d’une certaine manière à ces mouvements incertains, Vincent Labaume au cours d’un strip-tease « live » introduit un renversement : la femme qui se déshabille devant des spectateurs surpris est aussi un homme. Le « Chippendale se trémousse en professionnel du jeu cambré » devant le public restreint d’un café du Morvan et n’oublie pas de rappeler que « chacun de nous est concerné », qu’il faut « abolir la pesanteur terrestre de l’État »…
Le scénario très précis qui sert la prestation érotique, mixte et cynique de Labaume est sans illusion sur les capacités hypnotiques du pouvoir. Oui, la révolution est loin. Cette performance avait déjà eu lieu en 1999 aux Beaux-Arts de Dunkerque.
Le sexe en action apparaît dans les deux grandes photographies en couleur de Rachel Laurent : bouche ouverte, sans équivoque, la poupée gonflée exulte. L’artiste, dans un entretien avec Catherine Millet (Artpress, janv. 1992), souligne son intérêt pour « les effets paradoxaux, de tension, d’ambiguïté, d’équivoque, où sont déjouées les hiérarchies convenues». Elle dit aussi plus loin sa filiation avec Warhol dans un goût ambivalent pour le toc, le plastique, la vulgarité. Rachel Laurent, fétichiste convaincue et fine assembleuse, recherche «un effet de tension entre le sublime et le vulgair ».
C’est bien ce qui est visible ici, car ces très belles photographies se jouent avec une élégance paradoxale des représentations pornographiques. Pas d’images « sales », ni banales, mais un humour sans concession vis-à -vis de la fausse pudeur des moralistes. Ces têtes très insolentes nous regardent sans le faire vraiment, l’absence est à la mesure de l’ouverture.
Alors, les personnages habillés des photographies d’Édouard Levé, même s’ils évoquent directement les postures codifiées du porno, restent avant tout des corps d’hommes et de femmes, fidèles à la chorégraphie qu’ils ont interprétée avec lenteur et précision lors de la performance au Palais de Tokyo cette année. Dans la peau des acteurs du porno, ces figures corporelles ont plus de liens avec les personnages des tableaux diurnes du Caravage, peintre cher à Levé, qu’avec les figurants des films X.
Enfin, ultime réponse à ce que le corps de la femme contient de politique, de rite et de fantasme, il y a les photographies en noir et blanc qui font surgir Michel Journiac en communiante ou en mariée ou en « cover-girl »… La violence et la douceur de ces photographies, leur humour aussi, insistent sur cette nécessité d’interroger les conditions de l’action artistique, de la socialité, de la fabrication et de l’émergence des images qui convoquent le corps comme un lieu, une présence sans détour. Quels contrats aujourd’hui pour le corps, pour un corps ? De la peau au corps, la quête reste en effet inachevée.
L’exposition Dans la peau d’une femme est une proposition de Stéphane Corréard
Michel Journiac
— 24h dans la vie d’une femme ordinaire, (extraits : La communiante, La cover-girl, La reine, Le viol, La mariée, La conquête), 1974. 6 photographies en noir et blanc. 54 x 51 cm.
Rachel Laurent
— Gorge profonde n°1, n°2, 2002. 2 photographie sous diasec. 122 x 101 cm chacune.
Ria Pacquée
— Madame Visiting the National Garden Festival Hoping to See the Princess, 1990. 16 photographies couleur de 50 x 70 cm contrecollées sur toile.
— The Witness and Appeal for Witness, Londres, 2001. Trois cassettes : 10’ chacune.
Édouard Levé
– Série Pornographie, 2002. Photographie couleur contrecollée sur aluminium. 70 x 70 cm.
Vincent Labaume
– L’effeuillage cosmique de l’étoile rouge, 2001. Vidéo performance : 26’.
– Les contrepèteries, s.d. 16 contrepèteries. Techniques mixtes sur papier.