Dance ou la danse tout simplement. Avec cette tautologie pour leitmotiv, Lucinda Childs réduit la danse à son minimum, à ce qui lui suffit pour faire sens: la musique, le geste, l’espace. Elle s’est pour cela d’abord entourée de Philip Glass, avec qui elle avait monté à Avignon le solo Einstein on the Beach alors mis en scène par Bob Wilson. Ensemble, ils ont opté pour une musique au rythme soutenu, avec instrument et voix, capable de supporter la géométrie et la rapidité d’exécution de la chorégraphie.
Sol LeWitt, appelé à concevoir la scénographie, a apporté l’idée d’un décor constitué par les danseurs eux-mêmes. Il a proposé de les filmer en répétition, d’en réaliser un film, monté de façon plus conceptuelle, et de le projeter sur un écran-rideau transparent, tendu entre la scène et le public.
Synthèse plastique des longs échanges entre ces trois créateurs, cet espace scénique savamment équilibré, austère et mathématique, se concentre sur les seuls corps dansants. Pendant une heure — deux quartets et un solo de chacun vingt minutes — la troupe de Lucinda Childs répète les mouvements millimétrés d’une chorégraphie minutieuse, complexe et exigeante. Les interprètes, qui évoluent la plupart du temps de façon souvent synchronisée ou symétrique, occupent la totalité de la scène, enchaînent les diagonales, les bandes et les rondes sans interruption, sinon les deux (courtes) pauses à chaque tiers, soutenus par les séries sonores des orgues électroniques de Philip Glass et les irruptions de la vidéo de Sol LeWitt.
Comme des spectres qui viennent redoubler les danseurs, les images des interprètes orignaux changent d’échelle et de perspective pour donner de la profondeur ou de l’inclinaison au champ de scène, et ainsi créer des effets de zoom, de fondus, des jeux de superpositions ou des arrêts sur images. La radicalité du dispositif et le dépouillement de la scénographie ne renvoient pas pour autant à une esthétique sèche et à une plasticité du vide. Les envolées des cuivres de Philip Glass, la vitalité des enchaînements gestuels et la puissance virtuelle du film en font au contraire une pièce riche et différenciée, d’une mathématique affectée, qui tient le spectateur en haleine.
Le premier tableau, plongé dans un bleu sombre, profond, déploie le vocabulaire chorégraphique de Lucinda Childs, autant influencée par la déconstruction narrative de la Judson Church que par la traduction de la modern dance dans les termes du minimalisme.
Suivant des trajectoires linéaires, qui traversent la scène de part en part, les danseurs, tout aussi rectilignes, travaillent les appuis et enchaînent les pas, en les contrariant parfois par des moments de suspension, insérant des brisures dans l’écriture. Les battements, jetés et sauts ne prennent pas d’ampleur, au profit de la retenue du corps et du contact du pied au sol, quand les arabesques et pirouettes, exécutées rapidement, sont souvent suivies par des gestes à contretemps, qui en brisent l’harmonie formelle. Cette différence dans la répétition installe une temporalité organisant la synchronisation des danseurs, elle-même ponctuellement contredite par des effets de bascules ou par des différés, une accélération ou un ralentissement, renouvelant la perception d’ensemble. Les cascades de Philip Glass et ces déferlements corporels trouvent dans le cadre vivant de la vidéo de Sol LeWitt l’occasion de multiplier les perspectives, d’aborder la danse par tous les angles.
Le solo du second tableau s’ouvre sur une image de la hauteur du plateau de Lucinda Child droite et concentrée, telle une égérie écrasante, à l’œil conquérant. Les phrases chorégraphiques se déploient en suivant la trajectoire d’un axe médian, au centre de la scène, puis d’un cercle qui la parcourt entièrement. Caitlin Scranton, qui reprend le rôle en cultivant un certain mimétisme avec la chorégraphe, danse avec la même rectitude, la même force et une grâce tout aussi comparable. Ses pirouettes, sa marche, ses sauts, ses arabesques s’emballent ou ralentissent, créent des effets de symétries et les cassent aussitôt par des mouvements de balancier.
Une certaine indolence se dégage même de cette série de gestes signifiant que l’interprète n’a aucun but à atteindre, sinon un éternel retour sur soi. Cet antifinalisme crée une danse au phrasé contrarié, comme si l’interprète devait retenir ses élans ou revenir sans cesse sur ses pas. A mesure du solo, la musique s’assombrit quelque peu, mais l’énergie reste constante malgré la fatigue qu’on peut aisément lui supposer.
L’ultime tableau marque le retour d’un emballement musical. Dans une atmosphère réchauffée, les duos reprennent leur circulation à un rythme effréné, la plupart du temps organisée autour d’un point central. Entre croisements, affrontements et fuites dans les diagonales, les danseurs jouent des effets de symétrie et de pesanteur pour donner vie à cette machinerie géométrique, d’où leurs corps ne sortent que plus vivants.
Conçue comme un tableau pour quartet, ce dernier tiers du spectacle laisse pourtant apparaître jusqu’à six, voire huit, danseurs en même temps, donnant le sentiment d’une prolifique animation. La rigueur de l’écriture s’oppose alors à la fluidité de l’exécution, elle-même mise en valeur par les arrêts sur image de la vidéo de Sol LeWitt, et conduit à un final plein et énergique, qui ne marque aucun essoufflement. A plusieurs occurrences, Philip Glass aménage même des montées qui annoncent une fin qui ne vient pas, contrariant nos habitudes auditives.
Après un moment plus déconstruit, où la coordination semble, et seulement semble, se perdre, les danseurs retrouvent finalement leur axe de gravité. La pièce se termine sur un point final, une note sèche et précise, qui, à l’image du spectacle, n’ouvre sur rien d’autre qu’elle-même.
Sans avoir pris la moindre ride, incarnée par une troupe exceptionnelle, Dance suscite toujours les mêmes ovations méritées, exposant avec brio ce que la simplicité a de plus grand.
Oeuvre
– Lucinda Childs, Sol LeWitt, Philipp Glass, Dance, 1979. Danse, 1h