Interview
Par Lucile Encrevé
Lucile Encrevé. Depuis quand travailles-tu en volume?
Damien Cabanes. Depuis 1993. La troisième dimension commençait à poindre dans mes œuvres sur toile — des plans colorés se superposaient et suggéraient un espace: j’ai su que c’était le moment ou jamais de passer au volume. J’avais en fait toujours été attiré par le volume dans la sculpture et la couleur dans la peinture, et là j’ai décidé de mélanger les deux. Je me suis dit: pourquoi la couleur serait-elle seulement un élément spécifique de la peinture? Je crois qu’elle peut être aussi un élément important de la sculpture … ce qu’elle a souvent été d’ailleurs, depuis un siècle bien sûr mais aussi dans l’Antiquité, ou au Moyen-Age. L’idée de la sculpture comme un matériau brut, blanc le plus souvent, est une idée un peu fausse …
Tu as utilisé le plâtre dès le départ: est-ce que c’est un hasard ou est-ce un matériau qui se prêtait bien au fait d’être peint?
Il y a d’abord le côté pratique, je ne m’intéresse pas à la technique et je voulais faire quelque chose de direct. J’ai pensé au plâtre. Il y avait aussi la résine, mais c’est très dangereux, et il faut être vraiment méticuleux, avoir un atelier bien aéré; il y avait encore la terre cuite mais je n’avais pas de four. C’est donc en partie par déduction. Et puis, au moment de faire ce choix, je suis allé en Toscane et j’ai beaucoup regardé les fresques; en essayant le plâtre et en le peignant avec de la gouache, j’ai retrouvé les mêmes sensations que la fresque.
Comment la terre et le polystyrène se sont-ils imposés à toi à leur tour?
Assez vite. Pour le plâtre, j’ai souvent besoin d’une armature – du grillage, des tessons de bois, des tiges à béton soudé, donc je dois savoir à l’avance ce que je veux faire et je réalise, pour préciser mon idée et aussi pour calmer mes angoisses, des petites maquettes en terre, peintes à la gouache, très rapides. Un jour, une maquette ne me plaisait pas et je l’ai tournée dans mes mains pour la détruire: voir la couleur qui s’enroule, une forme peinte qui s’entortille, m’a tout de suite donné l’envie d’exploiter cette idée, c’est ainsi que c’est venu. J’ai utilisé du polystyrène pour avoir des plaques lisses, des plans colorés dans l’espace. J’aime le polystyrène, c’est un matériau assez récent et il a un côté immatériel. Plus récemment, pour des sculptures en extérieur, et donc pour une question de résistance, j’ai choisi la résine: le bronze me semblait lourdement connoté, la résine est un nouveau matériau, qui donne à mon travail un côté pop que j’aime bien.
On est souvent tenté de lier ton travail à des références extra-occidentales, mais ce qui me frappe c’est qu’il se présente sans influence lisible dans l’histoire de l’art, qu’il se situe hors tradition.
Il y a des artistes qui regardent à droite, à gauche, qui regardent tout ce qui se fait, tout ce qui s’est fait et voient comment ils peuvent réagir, en déduire quelque chose. Moi, il n’y a rien de prémédité, je fais mon travail, c’est seulement après que j’essaye de le penser en rapport avec ce qui m’entoure. D’ailleurs, je n’aime pas le terme d’influence, si je regarde des choses, c’est qu’elles sont déjà là dans mon travail, c’est quelque chose en moi qui me permet de faire telle chose et me permet de voir, de sélectionner, c’est plutôt dans ce sens là , c’est mon travail qui me fait aller vers certaines références. Je préfère le terme de dialogue.
Tu as dans un travail sur papier qui est un peu à part pris comme sujets des enfants, tu en as filmé aussi comme Lewis Carroll qui photographiait des petites filles.
Oui, dans leur corps, dans leur manière de s’asseoir, il n’y a pas encore la fatigue, ce quelque chose de mécanique, de systématique que prend le corps au bout d’un certain temps. Un enfant est en croissance et n’a donc jamais les mêmes sensations, il découvre l’espace, il est en équilibre, il a en lui cet émerveillement d’être ici et maintenant. J’aime bien filmer des enfants mais aussi des personnes âgées, on sent qu’elles vont bientôt disparaître, leur corps est en train de rentrer à l’intérieur de la terre alors que les enfants, leur corps commence à sortir.
Je te parlais de Lewis Carroll, et il y a ce livre, Alice au pays des merveilles, auquel j’ai tout de suite pensé en découvrant ton travail. Au début, Alice suit un lapin et s’engouffre dans un terrier, qui est une voie vers l’imaginaire et renvoie aussi à une espèce d’angoisse fondamentale. Lorsqu’elle touche enfin le fond, après une chute très lente, elle arrive dans une pièce, elle voit qu’il y a une porte qu’elle peut ouvrir, donnant sur un jardin, mais la porte est toute petite, elle ne peut dans un premier temps la franchir et plusieurs scènes du livre vont traiter de cette question des différences d’échelle, de la disproportion.
C’est vraiment très proche de mon œuvre. Je travaille beaucoup sur cette notion d’échelle. Par rapport au corps du spectateur, lorsque je présente les sculptures sur des socles en polystyrène très bas, et qu’il semble au spectateur qu’il risque de marcher dessus, il y a une gêne qui est liée à une impression de disproportion. Dans les espaces où je présente mes œuvres, je souhaite que le spectateur ne puisse pas marcher entre les œuvres et en même temps qu’il pense que c’est presque possible et donc qu’il ait le désir de le faire mais qu’il ne puisse pas, qu’il comprenne que c’est un autre monde, mais un monde proche, un monde que la couleur rend plus familier. Quand je creuse un trou, c’est aussi ça, dépasser le côté implacable et oppressant du sol, du mur, s’échapper du réel, et, dans mes colonnes, grimper vers le ciel.
Interview parue dans le magazine Art absolument, n°8, et publiée avec l’aimable autorisation de Lucile Encrevé et de Art absolument.