On a tout dit, tout écrit, mieux que nous et ici même, sur la chorégraphe sud-africaine. Robyn Orlin, tout le monde connaît. Du moins, ceux qui s’intéressent au contemporain. Et son standard, repris à la Grande Halle, itou. Daddy I’ve Seen this Piece 6 Times before and I still Don’t Know Why They’re Hurting Each Other… n’est longuet que par son titre, proche de celui du spectacle magique de Bob Wilson et Lucinda Childs, I Was Sitting on My Patio This Guy Appeared I Thought I Was Hallucinating, que nous eûmes le privilège de voir en 1978 au théâtre de la Renaissance et qui utilisait déjà les micros HF et les projections audiovisuelles en noir et blanc.
Tout dans la pièce de Robyn Orlin est empreint de légèreté. La chorégraphie, la direction et les acteurs (Pule Molebatsi, Toni Morkel, Dudu Yende, Thulani Zwane et les autres) sont au point. Cela démarre au quart de tour ― cela a même commencé avant que le public s’installe ― et fonctionne de la sorte de bout en bout. C’est joyeux, différent, énergique. Théâtre, poésie et humour ― les arts les plus rares, nous l’avons déjà dit ― ont été convoqués. La chorégraphe s’impose une contrainte supplémentaire, qui est de traiter les vraies questions de son temps. Celles qui concernent son pays, l’Afrique du sud réunifiée, mais pas seulement, celles qui nous touchent aussi (fines allusions aux sans-papiers, à la burqua, à la maîtrise technique française, aux Rencontres de hip hop de la Villette…).
Ce qui pourrait n’être qu’une danse d’agit-prop, une pièce de théâtre surjouée faussement enjouée, une série de numéros cabaretiers complaisamment rétros, une allégorie bénigne, pas trop dérangeante, devient un show assez cohérent, mi-Cabaret Voltaire, mi-surboum estudiantine au Bauhaus de Dessau !
La pièce est bon esprit, légère, bricolée avec trois fois rien en termes de production: quatre lampes de bureau d’enfant, un coffret de gélatines, un écran de papier qui s’avérera de fumée, deux écrans LCD de chez Locatel, quelques micros et caméras de surveillance (dont une en plongée, seul moyen permettant de rendre compte d’une chorégraphie à la Busby Berkeley, aux motifs abstraits, avec la troupe au grand complet), une bassine, une balayette, des jouets mécaniques, une pile d’assiettes rouges, quelques autres en fer blanc, un knout… et un cygne en porcelaine posé sur la tête de la merveilleuse danseuse Neli Xaba au début du spectacle, qui se brisera symboliquement et donnera le ton de ce gala gentiment critique vis-à -vis du ballet.
Cette mise en cause de la danse classique se fait sans façon, sans aucune culpabilisation, sans chantage aux bons sentiments, sans prêchi-prêcha. On tourne en dérision le ballet romantique (qui n’est d’ailleurs pas spécifiquement blanc ou occidental puisque les Cubains le pratiquent aussi !) mais sans la balourdise de certaines charges − cf. le danseur travesti de Bathing Beauty (1944) ; la parodie du Lac des cygnes par Jacques Charron et Robert Hirsch dans une émission de télé des années 60 ; les classiques revus et corrigés par les Ballets Trockadéro de Monte Carlo… Le discours, lui, est surtitré (= torticolis assuré pour les spectateurs des premiers rangs), ce qui produit certaine discordance entre les dialogues du filage et l’improvisation du moment de vérité.
Ici, pas de cabotinage, pas de narcissisme, pas de fierté mal placée. De la dérision, de la bonne humeur. Et de bonnes surprises au programme de cette mise à jour de la pièce: le sextet d’excellentes hip hoppeuses 6e dimension, qui vient perturber le semblant de cohérence de la chose, la jeune danseuse qui manque violer littéralement sur scène le MC Gerard Bester, une playlist plus pointue et plus actuelle que celles auxquelles nous avaient habitué le tanztheater, avec, entre autres: Mexican Rose par Karl Denver, Roses Are Red par Bobby Vinton et Soledad par la Cumbia Los Galleros (tune qui sera bissé aux rappels). Tout cela finit par réchauffer l’immense salle qui porte le nom de Charlie Parker Jr. Autrement dit, le théâtre de Bird, ce qui nous ramène à nos moutons, à nos cygnes blancs et noirs et à nos canards boiteux.
— Chorégraphie, scénographie, décors et costumes: Robyn Orlin
— Interprétation: Gerard Bester, Pule Molebatsi, Toni Morkel, Neli Xaba, Dudu yende, Thulani Zwane