Mathilde Villeneuve. Pour décrire le projet initié à l’Ecole d’arts de Cergy et que tu présentes pour la première fois à La Vitrine, «Bonzo Gonzo», tu parles «d’intuition pour un film». Pourquoi ce mot d’intuition? Héritage surréaliste? Parce qu’il laisse libre cours aux associations, aux cadavres exquis et dérives narratives? Parce que l’inachèvement est la condition sine qua non de l’existence du projet?
Cyril Verde. J’utilise le mot «intuition» en opposition à «processus». Je veux dire par là que l’idée initiale du film «Bonzo-Gonzo» m’est venue en bloc, il y a deux ans. J’ai ensuite démarré une opération de mise en forme. Le «doute» que contient le mot est aussi inhérent au projet. Une intuition reste une hypothèse tant qu’elle n’a pas été mise à l’épreuve d’un regard extérieur. C’est cette confrontation qui fait d’elle une certitude, la détruit ou engendre de nouvelles hypothèses. Le mot «Bonzo-Gonzo» (qui est à la fois le sujet et la forme du projet) désigne une dérive passagère dans le scénario d’un match de catch. Pour moi, le risque ultime serait l’achèvement: une forme statique terminale. Mon travail est principalement fait de conversions. Les gestes artistiques que je mets en place sont des opérations de transformation de formes, d’images, d’histoires, d’un état d’existence à un autre; une forme d’alchimie.
«Bonzo-Gonzo» répond à un protocole de base qui fonctionne par collaborations extérieures invitées à alimenter des allers-retours entre un texte écrit et des objets plastiques que le texte est censé générer. A La Vitrine, tu actives ce principe en utilisant le matériau d’inscription du «pitch» de départ – des panneaux de bois sérigraphiés – pour le réinjecter dans l’œuvre elle-même (ils serviront à produire des sculptures). C’est donc à partir de ponction du matériau exposé au départ, que les pièces sont fabriquées.
Cyril Verde. En m’appuyant sur cette stratégie «floue» que tu décris, j’en extirpe certains aspects jusqu’à leur donner une forme physique provisoire (panneaux). Pour parler de cette spécificité de mon travail, je fais souvent un parallèle avec l’idée de transition de phase en sciences physiques. Pendant l’exposition, ces panneaux, comme par un effet d’élasticité, redeviendront une partie de la stratégie initiale.
Il y a aussi cette forme d’engagement qui passe par la permanence de ta présence physique dans l’exposition. Ce qui irait à l’inverse de quelque chose de plus communément admis qui dit qu’une œuvre, à partir du moment où elle intègre l’espace public, devient un objet de partage, un objet «commun», un entre-deux. Tu fonctionnes par ouverture, mais les règles du jeu, c’est toi qui les dictes. L’exposition pourrait-elle exister sans toi? Ou encore, est-ce une manière de te rapprocher d’une forme plus «performative»?
Cyril Verde. Ma présence dans l’exposition n’est pas un principe immuable. «Bonzo-Gonzo, l’agence» est un système qui s’active de l’intérieur, par moi ou par d’autres. Le fait d’être présent est d’abord une forme d’hospitalité. Ce n’est pas une posture autoritaire qui viserait à imposer une interprétation unique aux pièces exposées. Au contraire, ma présence est un «multiplicateur» d’imprévus. Je ne conçois pas les objets produits pour et par l’exposition comme des œuvres mais comme des «propositions, avec le potentiel d’interaction que ce mot comporte – une proposition pouvant toujours être réfutée ou confirmée. Au sein de «Bonzo-Gonzo», je me vois plus comme un programmeur d’un environnement «open-source».
On imagine tout de même le risque d’une dérive autoritaire… A quel niveau se situe l’appropriation du projet par le spectateur?
Cyril Verde. Plus le projet avance, plus j’organise ma disparition pour permettre à d’autres de s’y investir. Je m’invente un positionnement à la fois central et extérieur au projet, pour éviter justement de tomber dans quelque chose de totalitaire. De plus en plus de collaborateurs détiennent une place importante dans le projet.
Quel rôle t’assignes-tu? Artiste, commissaire, réalisateur, chef d’orchestre, entrepreneur? Tu parlais de cette envie de «ne presque plus être artiste»…
Cyril Verde. Oui, cette déclaration est compliquée. C’est vrai et pas vrai à la fois. Je nommerais volontiers les envies différentes que j’ai des «activités» dont certaines entrent clairement dans le champ de l’art quand d’autres nécessiteraient une définition plus large. C’est aussi lié à une volonté de «réalisme» à laquelle je tiens beaucoup. Quand je fais ce projet avec Mathis Colins et un brasseur pour créer une bière pour le vernissage, ce n’est pas une performance, ce n’est pas une sculpture, ce n’est pas vraiment de l’art. Le médium est: «bière». Je n’ai surtout pas envie de mythifier ces activités non-artistiques pour les faire passer de force dans le champ artistique. Je préfère me positionner comme un acteur que comme un artiste.
Tu te réfères à des termes issus de champs extérieurs à l’art, en particulier à ceux de l’économie. Tu parles «d’interprétation libre de l’équilibre de Nash», «d’ingénierie inverse»… de quelle manière te rappropries-tu ces théories au sein de ta pratique? Par définition des méthodes d’action et d’élaboration de ton oeuvre ?
Cyril Verde. Dans l’optique d’aller vers une forme de plus en plus dynamique et/ou générative, je remplace progressivement chaque élément «déterminé» par une variable. Je fais en quelque sorte une mise en équation. Plus une pièce évolue, plus elle se condense en une forme potentielle capable de générer une multitude de proposition. En allant vers ces équations qui sont des formes d’abstractions, il m’arrive souvent de reconnaître des «patrons» ou schémas déjà existants en sciences physiques, biologie, économie… Mais je ne me pose aucunement en spécialiste. Je vois davantage ces références à la science comme des métaphores, des analogies plus universelles que l’art.
Tu mets également en place une «économie de moyen», recycle les matériaux de base, décide d’une quantité de matériau restreint (en l’occurence les panneaux de bois) ainsi que d’un répertoire de formes que tu présente dans un guide mode d’emploi que tu crées en collaboration avec Capucine Vever.
Cyril Verde. Oui. L’économie de moyen dépend de plusieurs choses. Les matières que j’utilise sont choisies avec le même soin que les méthodes que je vais utiliser pour les transformer. Pour moi, il y a un sens caché dans le matériau avant qu’il ne soit transformé en œuvre, ne serait-ce que son essence et son histoire, dont je tiens compte. Je cherche une justesse entre les moyens mis en œuvre et l’objet produit en évitant un maximum de «labeur». Je passe paradoxalement du temps à planifier le projet afin qu’il puisse s’effectuer ensuite avec légèreté.
Je pense aussi aux noms par lesquels tu désignes les formes que tu as créées («agence» ou «ateliers»). Ça me fait penser entre autres au travail de Tatiana Trouvé.
Cyril Verde. Oui, son travail m’a longtemps fasciné. Le B.A.I (bureau des activités implicites) a été pour moi une source d’inspiration, bien avant que j’entame «Bonzo-Gonzo». Le point commun entre son travail et le mien est que son bureau constitue pour elle à ses débuts à la fois sa méthode de travail, son économie de production et son sujet. Mais à l’inverse du mien, sa pratique est solitaire, n’injecte que peu de références extérieures et surtout est fictionnalisée.
Il y a a priori une forte implication du spectateur, invité à participer au processus d’élaboration de l’œuvre et de l’exposition. Y a-t-il une sorte de «hiérarchisation» entre ceux, privilégiés que tu invites et les autres? Comment conçois-tu ces modes d’adresse et d’interactivité que tu mets en place?
Cyril Verde. Une hiérarchie signifierait qu’il y a une classification verticale. Il y a différentes façons de s’impliquer, différentes portes d’entrée et toutes ces portes se trouvent au rez-de-chaussée; chacune ayant son importance pour que l’équilibre s’opère. Il n’y a donc pas de hiérarchie entre les participants, mais pas non plus entre les spectateurs et les agents opérant à l’intérieur du système. Je suis convaincu que ce projet ne peut pas exister sans un public. Je pense beaucoup au public dans ce que je fais. C’est lui qui agite «Bonzo-Gonzo» de l’intérieur. Comme ces particules sub-atomiques qui se transforment lorsqu’on tente de les observer…Ou comme les catcheurs qui, encouragés par leur public, oublient qu’ils opèrent dans une fiction et se mettent en état de «Bonzo-Gonzo», c’est à dire qu’ils rejoignent la réalité un court instant, adoptant un comportement «déviant» par rapport au jeu établi. Certaines articulations logiques, certaines petites «friandises» que je crée pour une pièce et qui ne nécessitent pas forcément une compréhension globale du projet lui sont adressées. Quand je dis que le spectateur doit trouver ses propres stratégies d’interaction, je fais référence explicitement à Nash.
A La Vitrine, l’oeuvre fait apparaître toutes les conditions de l’exposition (le scénario, le calendrier, le nom de la galerie, le répertoire de formes à produire, etc.). Je me demande à quel point le fait de contextualiser les modalités de production cloisonne ou non ce qui est donné à voir. Quelle est la part d’autonomie de l’objet dans ta pratique? Si «Bonzo-Gonzo» est essentiellement voué à se «morpher», cela signifie-t-il que le projet ne peut qu’évoluer et jamais être «déplacé» tel quel?
Cyril Verde. Cette question de l’autonomie est centrale dans mes recherches. Ma méthode de travail est liée à cette problématique. Ce que je fais, c’est sélectionner des bribes de sens dans mon environnement, les dé-contextualiser, puis les recomposer dans un ordre différent dans un autre espace. J’aimerais que cette forme de recyclage puisse être appliquée à mon travail également. J’aimerais que mes productions puissent être éclatées, réutilisées, réinterprétées. Je crois que j’en arrive à un point où le fait de rendre le projet public (par une exposition) est devenu indispensable, justement pour court-circuiter la consanguinité qui peut naître de l’auto-réflexivité et mettre en danger le système.