Le ministère de la Culture vient de rendre publics les résultats de ce qui apparaît comme une grosse opération: un «exercice de prospective de politiques culturelles» sur le thème «Culture et Médias 2030». Il a pour cela mobilisé les forces de son Département des études, de la prospective et des statistiques; s’est offert les services du cabinet Futuribles d’«experts indépendants»; et s’est assuré la collaboration de personnalités réparties en cinq groupes sectoriels: Patrimoines, Spectacle vivant, Arts visuels, Médias et industries culturelles, Cinéma.
Sans compter une base documentaire de fiches thématiques supposées étayer les analyses. Le tout accessible sous la forme d’une publication papier, et d’un site internet dédié. Enfin, une «consultation publique» sera organisée jusqu’en juillet 2011 afin de permettre à chacun de (démocratiquement) enrichir, préciser et discuter les analyses, les défis et les enjeux proposés.
En somme, on n’a pas lésiné sur les moyens logistiques, financiers et humains pour convaincre que l’on ne se transporte pas à la légère dans les vingt années à venir, d’autant plus que le monde va d’ici là sans doute beaucoup tanguer…
Les protocoles d’analyse, la «Méthode» de construction de «scénarios», les diagrammes et tableaux sophistiqués, la terminologie, etc., tout vise à convaincre du sérieux de l’odyssée promise vers l’espace inconnu de la Culture 2030.
Mais voilà , ce que la prospective nous a fait un moment espérer tombe à plat. On n’a pas même l’impression de décoller. Ou si peu.
Alors que l’on attendait de la section «Diagnostic des mutations» une analyse précise, fine, et pourquoi pas nouvelle de la situation présente, afin de mettre au jour un faisceau de facteurs pertinents susceptibles d’agir sur les évolutions probables de la culture, on nous sert trois bonnes grosses dynamiques: «la globalisation, la mutation numérique, les rapports entre individualisme et société». Avec ce commentaire: «L’espace des futurs de l’institution culturelle s’inscrit à la croisée de ces trois dynamiques de mutation, sources de défis majeurs que les politiques culturelles auront à relever».
Faut-il rappeler que ces dynamiques sont toutes trois vieilles de plus de trente ans, et que les politiques culturelles… n’en ont ni vus, ni compris, ni relevés les défis. Aujourd’hui, l’intérêt était donc de dégager de nouvelles dynamiques plus finement liées à l’époque présente, et de montrer comment les plus traditionnelles pourraient agir au cours des vingt prochaines années.
Cette tâche incombait à la section «Enjeux» qui présente vingt enjeux répartis en trois chapitres: «L’empreinte culturelle de la France», «De nouvelles articulations entre offre et demande», et «Les transformations de l’État».
Mais là aussi, la lecture laisse perplexe. Alors que les deux prochaines décennies seront certainement tumultueuses, notamment en raison d’une probable accélération (notion nullement mobilisée) du monde, les textes sont vagues, généraux et cotonneux, à la limite des lapalissades, plus repliés sur le présent qu’ouverts sur l’avenir.
Pourquoi en effet projeter à échéance de vingt ans ce qui devrait être de toute évidence déjà entrepris (sans être nécessairement achevé). Exemple: «Assurer la présence d’un espace public numérique culturel» — dans vingt ans, il sera trop tard, c’est un enjeu pour maintenant. Autre exemple: «Étendre l’éducation artistique et culturelle tout au long de la vie» — c’est une revendication récurrente depuis des lustres. Quant au dernier enjeu — «Penser la complexité, organiser l’expérimentation, susciter l’innovation» —, il est à la fois si nécessaire, si immense et si vague qu’il est voué à s’enliser dans la masse assoupie des bonnes intentions.
Fallait-il mettre en branle tout un arsenal prospectif — et un budget non précisé — pour aboutir à des propositions que la société ne cesse de réclamer? L’écart entre les prétentions méthodologiques affichées et la minceur des résultats obtenus — diagnostics et enjeux — laisse songeur. Surtout, de quelle utilité pratique ces résultats seront-ils pour les décideurs culturels des vingt prochaines années.
Si la culture est autant mal décrite dans ses états présents («Diagnostic») que mal cernée dans ses enjeux futurs («Enjeux), si l’«exercice de prospective» est à ce point raté, il reste à comprendre sa raison d’être.
On relève en effet dans le «Diagnostic» des oublis si massifs qu’ils en deviennent politiquement signifiants. Au chapitre du «Nouvel ordre numérique», on cherchera en vain la mention de la (très répressive) loi Hadopi, pourtant défendue avec ferveur par le gouvernement.
Au sujet de la «Globalisation», même silence sur la récente création de l’Institut français qui procède à un repli drastique de la présence culturelle de la France dans le monde, puisque les actions sont désormais conçues et produites à Paris, tandis que le réseau culturel français, pourtant tissé de longue date, est fortement ébranlé par le rapatriement d’une large partie des personnels en poste à l’étranger, et par la vente de nombreux bâtiments culturels que la France a acquis au cours de l’histoire de sa présence dans le monde.
En outre, la mondialisation du marché international de l’art est cruellement absente du «Diagnostic», alors que la dernière période a été profondément marquée par l’essor des foires, des grandes maisons internationales de ventes, et de la concurrence entre les institutions artistiques, comme l’exemplifie le «Louvre-Abou Dabi». Les «Enjeux» restent également étrangement muets sur ce marché qui va assurément évoluer encore avec la Globalisation et le Numérique, ainsi qu’avec les bouleversements de l’art lui-même jusqu’à 2030.
En fait, l’état de la France d’aujourd’hui esquissé par le «Diagnostic» est dans l’ensemble très complaisant vis-à -vis de la politique gouvernementale. Parfois même caricaturalement à contre temps quand, l’Institut français étant rentré en action (après la dissolution de CulturesFrance), un éloge aussi obséquieux que sous-informé s’attarde sur l’«image culturelle [de la France] forte de ses succès mondiaux, portée par les réseaux diplomatiques et internationaux (alliances françaises, instituts culturels…) et par une ingénierie d’action culturelle et audiovisuelle encore très souvent regardée dans le monde comme une singularité, une exception, un contre modèle».
Plus loin sont louées comme des atouts dans la mondialisation «les valeurs dites « françaises »: droits de l’homme, laïcité, droit du sol, droit d’asile, protection de la vie privée et préservation des libertés publiques». A ceci près que ne sont nullement évoqués les ravages qu’ont subi lesdites «valeurs dites françaises» au cours de ces dernières années, en particulier sous l’action du ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale, sur laquelle la partie «Globalisations et identités» du «Diagnostic» est totalement muette…
Le directeur du cabinet Futuribles d’«experts indépendants» a prévenu que la prospective n’est pas une science. Ce qui, loin d’être un handicap, pourrait l’obliger à inventer ses propres outils, méthodes et protocoles et à produire ainsi des études assez pertinentes — et indépendantes — pour être utiles.
Raté: en guise de prospective et de science, on nous sert de la plate propagande. L’objectif est moins 2030 que 2012. Projeter les regards ailleurs, loin dans l’espace et le temps, pour les détourner de l’ici et maintenant: c’est une belle stratégie pour élection difficile! Ça servira peut-être, mais pas à la culture. Quant à la France…
André Rouillé
Consulter le site dédié
http://www.culturemedias2030.culture.gouv.fr/
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