PHOTO | CRITIQUE

Cuba

PFrançois Salmeron
@11 Déc 2013

D’origine cubaine, le photographe Andres Serrano n’avait pourtant jamais visité l’île caribéenne. A près de soixante ans, il se prend alors de passion pour Cuba qu’il explore à plusieurs reprises. De La Havane aux endroits plus reculés du pays, des habitations coloniales aux quartiers populaires, Andres Serrano dresse alors son portrait de l’île.

Né en 1950, Andres Serrano est un pur new-yorkais qui grandit toutefois dans un environnement latino. Sa mère est moitié cubaine et chez les Serrano, on ne parle qu’espagnol. Pourtant, Andres Serrano confesse ne jamais avoir été à Cuba jusqu’en 2012. Héritier d’une langue et d’une culture latines, il lui aura fallu bien du temps pour sauter le pas et se rendre au pays du socialisme et de Fidel Castro. Il rappelle d’ailleurs que les noms de «Cuba» et de «Castro» étaient alors considérés comme des «gros mots» à New York, lorsqu’il était enfant. Et quand on s’étonne qu’un photographe aussi réputé que lui n’ait pas davantage voyagé, au point d’avoir méconnu son pays d’origine, Andres Serrano rétorque qu’il ne se déplace que pour le travail, passant le plus clair de son temps à New York.

Andres Serrano paraît ainsi lavé de tout préjugé vis-à-vis de Cuba, une terre qu’il ne connaît pas, une île où il ne s’était alors jamais rendu. Il pose un regard frais et curieux sur ses villes et ses habitants, qualifiant ses périples à Cuba comme un travail «d’investigation» et «d’exploration».

Sollicité pour participer à la biennale de La Havane 2012, Andres Serrano accepte finalement l’invitation de son directeur, percevant dans ce déplacement professionnel l’opportunité d’enfin pouvoir photographier la capitale cubaine. Extrêmement enthousiasmé par cette première rencontre avec Cuba, Andres Serrano y reviendra à plusieurs reprises pour parfaire sa connaissance de l’île et de l’arrière-pays, au-delà de La Havane.

Le travail photographique d’Andres Serrano se déroule en deux temps. Tout d’abord, il propose des séries de portraits pris en studio. Il rencontre des anonymes ou des personnalités de l’île qu’il invite à se faire photographier. On reconnaît alors le style inimitable d’Andres Serrano: ses modèles ont une portée quasi iconique, une attitude totalement figée. Mais alors que l’on pourrait croire qu’il les sacralise ou les place sur un piédestal, la représentation qu’il en propose nous inciterait plutôt à prendre une certaine distance par rapport à eux, voire à porter un jugement ironique sur leur manière d’être. Andres Serrano apparaît en tout cas comme un grand maître de l’ambiguïté. Car comment ne pas se moquer gentiment des trois jeunes grâces qui posent devant l’objectif, le menton droit, les cheveux tirés, le buste raide dans leur justaucorps. Le portrait de la philanthrope Ella Fontanas-Cisneros nous montre quant à lui une dame de la haute bourgeoisie aux mèches blondes et au visage «botoxé».

Mais pas sûr que l’on se montre si sévère envers la première ballerine Alicia Alonso, vieille dame aveugle posant avec ses colliers de perle, un foulard sur les cheveux, fraichement pimpante et maquillée. Une telle femme aurait tout pour nourrir notre admiration, et pourtant, la lumière vive du flash ou des projecteurs du studio donne une tonalité très crue à son visage, et la met finalement assez peu en valeur.

Les légendes données à ces quelques portraits de la bourgeoisie nous apportent aussi quelques indices sur la société cubaine. Andres Serrano photographie ainsi une jeune travestie blonde, ou l’ambassadeur norvégien de La Havane qui pose aux côtés de son mari, comme pour montrer l’ouverture dont fait preuve Cuba sur la question des LGBT. A ce sujet, Andres Serrano confie d’ailleurs avoir rencontré la fille de Raul Castro, qui milite notamment pour les droits des homosexuels. Mais pour ce qui est de ses relations avec les sphères du pouvoir castriste ou avec l’idéologie socialiste, on n’en saura guère plus — si ce n’est qu’il a proposé à l’actuel dirigeant du pays (Raul, donc, le frère de Fidel) de le photographier, et que l’intéressé a poliment refusé.

Surtout, les portraits de la bourgeoisie locale sont contrebalancés par les visages de deux paysans provinciaux portant chacun un chapeau et une épaisse moustache. Leur peau mal rasée est tannée par le soleil, leurs traits burinés par des rides, quelques gouttes de sueur perlent sur leur front. Andres Serrano dresserait alors le portrait d’une société à deux vitesses: urbaine ou paysanne, bourgeoise ou populaire, sophistiquée ou humble.

Cette ambivalence de la société cubaine se retrouve d’ailleurs dans les intérieurs de maison photographiés par Andres Serrano. Dans Green Kitchen, on observe une cuisine totalement délabrée dont les murs et les étagères tombent littéralement en ruine. Dans Green Table Coth. Playa Duaba, Andres Serrano propose une nature morte avec une table couverte d’une nappe verte, sur laquelle se trouvent des assiettes et des tasses ébréchées. On remarque ici que les murs sont faits avec de simples planches, à l’image de Platanos. Home of Rafael où ceux-ci sont constitués de bambous. Là ce sont des bananes vertes qui trônent sur la table, symboles de l’agriculture locale.

A ces intérieurs décrépits répond The Hat et son style colonial — style qui apparaît comme un relent toujours présent du XIXe siècle et des idéologies impérialistes. Un chapeau de paille coiffe une pile de couvertures posée en bas d’un lit encadré par deux lampes de chevet, dont le pied est constitué par deux statuettes représentant des «nègres». La figure du Christ, quant à elle, est également présente dans cet ensemble. Loin des polémiques du Piss Christ, Jésus apparaît ici au-dessus du lit, démontrant en cela l’implantation de la culture catholique dans la société cubaine, qui exécuterait sa prière chaque soir avant de s’assoupir.

La culture chrétienne se signale également dans un tout autre contexte, morbide cette fois. Andres Serrano s’est en effet rendu au cimetière Simon Bolivar et y a photographié des caveaux au-dessus desquels veille la statue d’une vierge. Le photographe renoue ainsi avec des thèmes qui lui sont chers: la religion, la croyance, la spiritualité et la mort. D’ailleurs, au milieu de la série de portraits que présente l’exposition, on remarque le visage cireux d’un vieillard défunt vêtu d’une casquette blanche, photographié sur son lit de mort ou dans sa bière. Les obsessions morbides d’Andres Serrano nous entrainent aussi dans des lieux étonnants, comme les ateliers de dissection de l’Ecole de médecine de La Havane. Des corps empilés baignent dans des cuves de formol. Et Andres Serrano photographie une main, un pied et un visage présenté de profil, rappelant en cela les peintures de Rembrandt, ou plus récemment les photos de Joel-Peter Witkin. On pourrait enfin percevoir dans ces clichés de l’Ecole de médecine un clin d’œil à l’idéologie castriste prônant la santé et l’éducation pour tous.

Mais au-delà des portraits exécutés en studio, la plupart des tirages de l’exposition ont donc été réalisés au cours des pérégrinations d’Andres Serrano, travaillant alors avec son appareil autour du cou, muni d’un flash. Il rapporte ainsi la grande liberté de mouvement dont il a pu jouir sur l’île, la facilité à photographier les Cubains dans la rue ou dans leur maison, et à réaliser des rencontres spontanées, surtout lorsque comme lui, on maitrise le dialecte local. Par là, le deuxième pan de «Cuba» rend compte des promenades d’Andres Serrano et du regard qu’il jette sur la population. Il découvre alors les dédales des rues cubaines, comme dans le diptyque Heredia #51, où une jeune fille se tient accrochée à des barreaux. Les murs de la ville sont décrépis, écaillés, tagués. Un enfant vêtu d’un slip erre dans un quartier en ruine.

Pour autant, Andres Serrano ne sombre jamais dans le misérabilisme, malgré son empathie pour «los pobres». Il semble bien plutôt retranscrire son propre enthousiasme et sa propre curiosité à découvrir les rues cubaines et leurs animations. Dans une cour, il rencontre un jeune homme torse-nu en train de lire qui prend la même pose que Le Penseur de Rodin. Encore, il photographie un groupe d’hommes installé dans la rue qui joue aux dominos, et illustre cette mentalité proprement latine qui consiste à «vivre dehors», dans l’espace public, visible aux yeux de tous.

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