L’exposition inaugurale «Chefs-d’œuvre?» du Centre Pompidou-Metz aura permis d’attirer l’attention sur cette notion à la fois ambiguë, anachronique et superlative de «chef-d’œuvre», qui devrait toujours être utilisée avec modération. Mais le marché de l’art, l’industrie culturelle et les grands médias, qui en usent et en abusent, n’ont pas les mêmes scrupules.
A quoi les chefs-d’œuvre peuvent-ils bien aujourd’hui servir, à une époque où l’on en fabrique et exhume, reproduit et diffuse tant et tant que l’on oublie aussi vite qu’ils ont traversé nos écrans et magazines?
Face à cette frénésie qui anime la culture, et qui pousse les artistes, les œuvres et les regards à sillonner le monde à grande vitesse, les chefs-d’œuvre ont peut-être la force de leur inactualité, celle de ralentisseurs, le témoins d’une époque révolue de la culture et de la vision. Contre la vitesse, la mobilité, la versatilité et l’éphémère, ils apportent lenteur, stabilité et durée. A la virtualisation des images, ils opposent la matière solide et rassurante de choses immobiles, d’œuvres à l’arrêt. A l’amnésie endémique des sociétés hypermodernes, ils ponctuent de bribes de passé l’éternel à présent du temps social.
L’historien Daniel Arasse a décrit, notamment dans Histoires de peintures, les relations qu’il entretenait avec les chefs-d’œuvre du passé.
A l’opposé des regards pressés, détachés et superficiels d’aujourd’hui, il assume l’intensité et l’exubérance de ses émotions («ça m’a fait monter les larmes aux yeux»); il affirme la nécessité de la lenteur et de la durée en passant des jours entiers à contempler une même œuvre afin de voir apparaître «peu à peu les couches de sens, cette accumulation de sens, de réflexions, de méditations du peintre» (p. 24). Enfin, le passage des émotions à la compréhension ne s’opère évidemment pas sans mobiliser un savoir non moins exigeant, tissé avec non moins de patience.
Si par ailleurs les chefs-d’œuvre sont des socles, des piliers ou des témoins de la culture artistique d’une époque et d’un territoire, ils recèlent des couches de savoirs nécessaires à la formation des artistes et à la création. Car on ne crée pas dans la méconnaissance de l’art, de ses productions, de ses problématiques, de ses rapports au monde et aux choses, ou de ses enjeux.
Les chefs-d’œuvre des musées sont les meilleures expressions de cette pensée non verbale, qui prend en eux corps, formes et matière, qui constitue la culture artistique d’une époque, et que les artistes doivent apprendre et connaître. Voire se l’incorporer, comme les peintres l’ont longtemps fait en copiant des œuvres ou chefs-d’œuvre de maîtres.
C’est à partir des syntaxes, des lexiques et des pensées visuelles actualisées dans les œuvres — et en particulier dans les chefs-d’œuvre — que les artistes créent. C’est à partir des chefs-d’œuvre, avec eux, mais surtout contre eux: c’est-à -dire en les faisant dériver vers d’autres horizons de formes, de matériaux, de sens et de sensations.
Créer aujourd’hui avec et contre les chefs-d’œuvre signifie notamment se détacher des traditions de l’œuvre-chose, matérielle, immuable dans ses formes. Créer, c’est prendre le risque de défier les rigidités du marché. Créer, c’est suivre les dynamiques de l’art plutôt que de se soumettre aux contraintes extra-esthétiques des pouvoirs. Créer, c’est capter et exprimer par les moyens de l’art les forces souterraines du monde. Créer, c’est préférer l’impertinence aux renoncements de la consécration.
Créer contre les chefs-d’œuvre, c’est rester du côté de l’art, de l’exception, hors des règles et consensus de la culture.
Un autre usage des chefs-d’œuvre concerne son rôle vis-à -vis de l’industrie culturelle en pleine expansion depuis le début de ce XXIe siècle.
L’art contemporain, qui a longtemps été circonscrit à un public restreint, bénéficie aujourd’hui d’une large diffusion. Quant aux marchés internationaux, ils sont florissants, les cotes des œuvres atteignent des sommets vertigineux, au point de servir de critère à l’évaluation esthétique des œuvres — la promotion de l’exposition Lucian Freud au Centre Pompidou ne s’est-elle pas faite sur le thème de «l’artiste vivant le plus cher du monde».
Situés désormais de plain pied dans l’industrie de la culture et du tourisme (dont Adorno, notamment, n’a cessé de dénoncer la nocivité pour l’art), tous les grands musées du monde sont à la fois soumis à une concurrence internationale forte, et contraints de s’autofinancer de plus en plus largement.
Dans ces situations, les chefs-d’œuvre servent de produits d’appel, d’images-vecteurs de notoriété pour attirer les sponsors et les visiteurs-clients. Ce qui incite les musées à s’orienter vers des actions spectaculaires et attractives, au risque de sacrifier la qualité à la quantité.
Ces dérives changent subrepticement, mais non moins durablement, les conditions de visibilité des œuvres, et menacent les chefs-d’œuvre d’invisibilité.
Les chefs-d’œuvre sont ainsi traversés par d’immenses paradoxes, dont celui d’être des œuvres créées dans l’art, qui exemplifient l’art, mais qui ne sont devenus chefs-d’œuvre que dans la culture, hors de l’art.
Autre paradoxe: les chefs-d’œuvre sont à la fois surexposés et menacés d’invisibilité.
Les expériences de Daniel Arasse avec les chefs-d’œuvre sont aujourd’hui devenues incompatibles avec les conditions de visibilité offertes par les musées qui sont des institutions (et des entreprises) dans lesquelles l’observation longue, silencieuse, solitaire, assidue, vient buter contre les contraintes administratives et économiques. Mais les conditions de visibilité requises par les chefs-d’œuvre butent aussit contre nos modes de vie dans la société hypermoderne.
Ces difficultés croissantes à rencontrer aujourd’hui les chefs-d’œuvre dans des conditions de vision adaptées sont renforcées par l’industrie et le tourisme culturels qui sélectionnent les chefs-d’œuvre au détriment des œuvres plus modestes parce que rien de se vend mieux que l’unique, l’exceptionnel, le célèbre. Mais surtout, la marchandisation du regard, notamment lors des voyages et visites, se réalise à un rythme effréné et selon un programme toujours pléthorique qui contraignent le regard à une approche superficielle, ignorante des «couches de sens» qui en constituent la profondeur.
En vérité, ce tempo plie la vision sur le modèle de la consommation au sein de musées ravalés au rang de supermachés de chefs-d’œuvres, tout en redoublant le tempo auquel nos regards sont soumis par la prolifération des écrans et la circulation des images en flux.
On assiste à une perte de nos aptitudes à poser un regard adapté sur les chefs-d’œuvres, c’est-à -dire avec la lenteur et la minutie nécessaires pour dépasser leur seule surface.
Nos regards s’émoussent. Mais nous sommes également frappés par une sorte de cécité devant nombre de chefs-d’œuvre, en particulier les plus anciens, qui provient d’un déficit des savoirs sans lesquels le regard le plus assidu ne voit rien. Déficit que les cartels ne comblent qu’insuffisamment.
Voir, ce n’est pas seulement regarder. C’est tisser du sens avec du regard et du savoir. Si ces conditions de visibilité des œuvres et des chefs-d’œuvre viennent à manquer, ils vont sombrer dans l’invisibilité, et dépérir faute de lumière.
Soit tomber dans l’oubli, soit plus certainement s’évanouir dans l’insignifiance de la surexposition marchande où, trop vus, ils seront mal vus.
André Rouillé
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— Editorial n° 333. Chefs-d’œuvre: la piste aux étoiles
Catalogue le l’exposition «Chefs-d’œuvre?», Centre Pompidou-Metz, 12 mai 2010-29 août 2011.