Comme les pièces précédentes –H2 et H3- CRACKz tisse des mouvements extraits de l’art martial afro-brésilien, la capoeira, à des figures constitutives du hip-hop. A ces formes précises s’ajoutent des gestes issus de clips ou films, des gestes associés à la jeunesse turbulente qui, à travers le monde et les classes sociales, s’identifie au mouvement hip-hop. A moins de 35 ans Bruno Beltrao possède une écriture qui lui appartient en propre, enrichie par un travail d’archiviste. Le chorégraphe collecte les gestes, il crée des répertoires qui, grâce à internet, sont quasiment infinis et totalement internationaux.
Le Vladislav Delay Quartet, réunit autour du musicien finlandais Sasu Ripatti, signe une bande-son immersive et évolutive qui donne à la pièce des airs d’opéra trip-hop. C’est dans cette tonalité que s’ouvre CRACKz: sous une lumière diffuse, comme chargée de sable, un petit groupe lance le premier d’une série de motifs gestuels entrelacés et mis en résonance pendant tout juste 50 minutes. Un tour cassé, effectué sur un pied, buste déployé, lentement. La question de la vitesses est centrale dans l’écriture de la pièce: ralentis et accélérations proches des effets spéciaux cinématographiques rythment les figures qui se répondent. Le groupe se défait, les danseurs attendent en bord de scène, un solo prend forme, très vite rejoint par quelques individus épars pris dans un tourbillon de lignes brisées. Une grande traversée s’amorce, un pied avancé glisse sur une main gantée. Trois immobilités occupent le centre de la scène, l’attente prend place. Dans cet étrange équilibre entre lenteur et vitesse insensée, des sauts horizontaux, vrillés, découpent l’espace d’au-dessus. Autre élément de composition très maîtrisé: la prise en compte des trois dimensions de l’espace scénique, quasiment nu. Une forte lumière blanche efface la poésie nocturne du clair-obscur. Deux hommes chutent.
Le second tableau commence dans une atmosphère plus dense, plus lourde. La bande-son s’emplit d’infra-basses. Les hommes au sol se relèvent et entament un long duo gémellaire. Jambes pliées, bustes rapprochés, ils n’utilisent que le haut de leurs corps. Leurs bras se rencontrent comme autant de saluts possibles ou de tours arrêtés. Une rythmique mécanique, industrielle, entre dans le paysage sonore avant que celui-ci ne devienne liquide et lancinant. Un noir encore et nous retrouvons les deux hommes qui sautent indéfiniment sur une jambe, rejoint par d’autres pour un nouveau motif. Un temps long qui voit la scène presque entièrement occupée de ces sauts tout à la fois éprouvants et non spectaculaires. Une décision qui peut étonnée lorsque l’on mesure la virtuosité des interprètes: mis à part une arrivée glissée sur la tête et quelques sauts, ce n’est pas du côté du spectaculaire hip-hop que cherche Bruno Beltrao. Souvent, c’est la retenue qui l’emporte dans un tournoiement incessant.
Le dernier tableau s’ouvre sur un noir, entièrement plein d’un lustre haut accroché à la lumière rouge. L’inquiétude augmente encore. Les danseurs sont maintenant tous vêtus de noir, hors des costumes quotidiens qu’ils habitaient jusque là . Nous sommes à mi-chemin entre le début et la fin. Ce tableau va s’étirer autour d’une figure troublante: chacun se trouve baissé, bras arrondis, bras devant soi, bras qui enlacent le vide. La violence grandit, un duo de combattants ouvre la voie. Un homme et une femme qui conservent un temps ces bras inutiles, clos sur eux-mêmes avant d’accélérer et de marquer le sol de sauts sonores, bien plus dirigés vers la chute que vers l’élévation. Ils sautent pour écraser le sol. Ils prennent parfois appuis l’un sur l’autre comme des boxeurs à la reprise. Alors que l’on croyait avancer vers une résolution, l’inverse se produit: tous les danseurs sont sur le plateau, ils tapent des pieds, tendent et replient leurs bras par saccades dures. Le lustre se teinte d’orange et le chaos prend toute la place. La musique enfle et charrie des grondements sourds. Dressés ou penchés en avant, les interprètes sont tour à tour menaçants, lorsqu’ils marchent pleine face, ou en fuite. Ils transforment les bras qui enlacent le vide en une prise d’arme, le recul est perçu dans les corps.
Mais c’est bien l’abstraction qui domine et c’est dans le mouvement lui-même que l’agitation évite l’explosion. Trois danseurs s’immobilisent tandis que les autres esquissent des aller-retours. Les trois entament un court unisson avant de quitter le plateau. Un duo reprend, avance à peine vers le centre avant que quatre se bercent dans un balancement de tout le buste, un bras ouvert. Une accélération, la dernière, lorsque l’un deux semble flou tant il tourne vite. C’est sur cet apaisement, ce bercement érigé que s’achève CRACKz.
CRACKz laisse entendre cette fissure au cÅ“ur de notre temps. Sur le fil d’un environnement sonore complexe et capable de fusion, le 13 interprètes étendent une fureur contenue, une virtuosité sans éclat, une endurance en résistance. On aimerait savoir ce que Bruno Beltrao, passé par l’université de philosophie, choisit de conceptualiser. Cela ne sera pas, l’homme ne ce soucie pas de théoriser et ne s’intéresse guère à ce qui s’écrit sur son travail. Reste l’écriture du mouvement, la danse comme matière suffisante. Réconfortant.