Chaque occasion perdue de faire l’amour, pour une raison ou une autre, fait prendre un train surchargé de dépit fonçant vers un déclin des sens; un bien mauvais train en partance vers l’ennui, le manque et la mort. Un moment plein de promesses s’échappe, un instant à potentiel hautement sensuel file à tout jamais. On rate de la vie, là .
Dans Corpus Song, Edmond Baudoin part en guerre contre cette menace. Le livre est salvateur car il chante les mouvements d’amour, les gestes et les caresses complices. Il agit comme une source fraîche de jouvence, il fête la vie et l’union de deux êtres.
Il n’y a pas d’histoire dans ce livre, que des dessins d’un homme et d’une femme enlacés, en train de faire l’amour. C’est en noir et blanc, encre de Chine effilée à la plume ou plus frottée, au pinceau, ou autre, et pas un mot, pas une bulle, pas un cadre ne vient troubler les ébats dessinés. Le dessin d’Edmond Baudoin est libre. Il persuade immédiatement, parvient à rappeler, à évoquer à nouveau les étreintes. Il retrouve le temps perdu, efface les lacunes des jours sans.
C’est merveilleux, cette sensation de revivre à l’infini les plus fortes étreintes! La femme ondoie claire sur le papier blanc, d’un trait fin et souple. L’homme s’assombrit d’un coup de pinceau leste, plus ou moins transparent. C’est le pinceau de l’identification peut-être, de l’auteur avec l’homme dessiné. C’est une caresse de l’auteur à son double destinée à lui donner confiance dans l’acte amoureux, à l’encourager, à l’accompagner au plus près, à le féliciter de sa félicité.
Toute la gestuelle est admirablement rendue. L’homme est tour à tour conquérant, tendu vers le but ou offert et submergé; la femme en souplesse et arabesques, enveloppe sans faillir la saillie masculine. Il est bien difficile de ne pas être subjectif en parcourant ces pages, tant l’artiste, par la pertinence et le réalisme mouvant, chatoyant de son dessin, emporte l’adhésion. En effet, le tour de force tient à cette somme de petits gestes intimes exposés en pleine clarté au lecteur. C’est le cœur vivant de l’art d’Edmond Baudoin.
Oh, le lecteur les connaît un peu, ces tours de magie du plaisir, mais il aura l’humilité de reconnaître que certains décrits ici lui auront donné de l’idée pour l’avenir… Des effets discrets de zoom sur la même scène, de légers déplacements de l’angle de vue offrent une justesse et un consentement immédiats. Et cela fonctionne à chaque lecture.
Ce qui frappe, c’est l’entente, l’unité réelle, le chœur formé par ces deux corps, par ces deux sexes différents. Avec un peu d’attention, les deux mélodies distinctes se font entendre en les voyant se mouvoir. Corpus Song, le chant des corps. Edmond Baudoin en a souvent parlé dans ces précédents albums: «Un homme, c’est un accord de musique. Des milliards d’hommes, des milliards d’accords, tous différents. Qu’est-ce que je cherche ? Quelle est ma note? Mon accord de musique?», fait-il dire à l’un de ses personnages dans Le Chant des baleines (coll. Aire Libre, Dupuis, 2005). Et ailleurs, cette réflexion: «Il me semble que tout ce qui vit est musique». Un peu plus loin: «Que sont devenus mes amours?». Dix ans auparavant, dans Le Voyage (L’Association), le héros cherchait un nouveau souffle d’amour pour redonner un sens à sa vie. Les scènes voluptueuses y ont déjà cette sorte de précision mouvante, étrangement familière.
La notion de musique du dessin (qui est aussi le titre d’un de ses livres) est poussée à son paroxysme dans ce nouvel album. En plus de mélodie, ce sont aussi les sons mats des peaux en rythmes, aussi riches et variés que les positions, qui scandent le dessin. Et cette variété fait écho aux infimes variations d’angle de vue. C’est cette luxuriante chanson organique que l’on devine et que l’on fredonne. Edmond Baudoin a composé une sorte de tube qu’il est très doux de remettre en boucle.
Je vais de ce pas remettre le disque dans son lecteur.