Fille du sculpteur lisboète Leopoldo de Almeida, qui édifie des monuments publics sous le régime dictatorial de Salazar, Helena Almeida sert de modèle à son père lorsqu’elle est encore enfant. A son tour, elle devient artiste après avoir étudié aux Beaux-arts, hérite de l’atelier de son père, qui devient le cadre de ses prises de vue, et prend son propre corps comme sujet. Non pas pour le représenter, mais pour évoquer la puissance émotionnelle qu’il véhicule, les gestes qu’il incarne, et la façon dont il habite l’espace.
Si l’on a tendance à considérer Helena Almeida comme une photographe, voire comme une performeuse à cause de l’attention qu’elle prête au corps et à sa gestuelle dans des mises en scène patiemment étudiées, elle raconte qu’elle s’est toujours perçue comme une peintre. Ses premières œuvres sondent d’ailleurs les limites de l’espace pictural et les carcans structurels hérités de la Renaissance. Elle remet en question la bidimensionnalité de la toile, et la conception traditionnelle que l’on a du tableau comme «fenêtre ouverte sur le monde».
Fascinée par les Concepts spatiaux de Lucio Fontana qu’elle découvre à la Biennale de Venise en 1966, elle affirme vouloir carrément «déconstruire» et «démolir» la peinture. Mais au lieu d’imiter Fontana et de déchirer, trouer ou fendre les toiles, elle met à nu la structure du tableau, à savoir le châssis et le tulle qui le composent. Mal accueillie par ses contemporains, notamment lors de ses deux premières expositions à la galerie Buchholz de Lisbonne en 1967 et 1968, la démarche d’Helena Almeida ne reniera pourtant jamais cette radicalité.
On remarque en effet que les œuvres d’Helena Almeida habitent des plis et acquièrent une tridimensionnalité, au lieu d’être de simples copies planes de la nature. La peinture est même représentée comme un habit retroussé, comme un vêtement que l’on ôte et que l’on fait glisser le long du châssis pour mettre en exergue la physicalité de la toile. La peinture devient un costume dont se pare littéralement l’artiste dès 1976 avec Toile Habitée. Helena Almeida revêt un tulle blanc, à la manière d’un homme-sandwich, et voit dans la toile un prolongement de son corps. Elle confie d’ailleurs que cette expérience l’a véritablement libérée dans son rapport à la peinture. Surtout, l’artiste devient image, le corps et l’œuvre d’Helena Almeida se rendent indissociables: «J’ai commencé à devenir la peinture, j’ai commencé à devenir mon œuvre. (…) J’étais l’œuvre, donc c’est moi qui devenait la chose créée», raconte l’artiste.
Helena Almeida s’empare également de la toile avec ironie. Elle se moque de la fameuse «fenêtre albertinienne» et transforme le tableau en une persienne. Celui-ci s’ouvre aussi comme une porte, et laisse entrevoir un vide derrière lui, à l’image du vide représentationnel auquel la peinture a affaire désormais. La toile déborde enfin de son propre cadre. Elle s’échappe, elle tend à s’émanciper.
Dorénavant, peinture et performance se trouvent étroitement associées dans l’œuvre d’Helena Almeida. L’artiste se met en scène et incarne des gestes improbables, comme peindre dans le vide ou avaler de la couleur. La photographie, accompagnée de croquis préparatoires qui décomposent le mouvement exécuté par l’artiste, devient une mise en espace de l’acte de peindre. Avec une grande économie de moyens, Helena Almeida explique effectivement qu’elle veut «peindre en l’air». Il n’y a ni toile ni chevalet dans l’atelier. Tout est minimal. L’artiste se représente simplement en train de peindre «droit devant soi», et ne laisse apparaître qu’une coulure bleu de cobalt sur le cliché.
Pourtant, ces photographies ne sont en rien des autoportraits. D’une part, c’est le mari de l’artiste, l’architecte Artur Rosa, qui appuie sur le déclencheur. D’autre part, l’intérêt de la photo ne consiste pas à se représenter soi-même. On remarque que le visage de l’artiste, au fil du temps, se floute puis disparaît carrément du cadrage. Le corps, quant à lui, est parfois séquencé, découpé, fragmenté, pour mettre en exergue un geste, souligner la marque qu’il laisse, l’empreinte qu’il produit, et sa manière d’occuper l’espace de l’atelier.
Helena Almeida emploie exclusivement le bleu, qui n’est pas sans rappeler les célèbres pigments d’Yves Klein, pour sa capacité à être «spatial», c’est-à -dire à représenter l’espace. Par exemple, le bleu remplit sa bouche béante. Il masque l’artiste. Il cache son reflet dans un miroir. Il va même jusqu’à envahir l’intégralité de la photographie d’une masse épaisse. Il dessine encore deux portes à travers lesquelles l’artiste tente de se faufiler, ou matérialise un fragment qu’Helena Almeida fourre dans sa poche.
Les poses et les situations paraissent tour à tour surréalistes, poétiques. La mise au point de la photographie s’effectue sur le pinceau et la main de l’artiste, au premier plan, et nullement sur son visage ou ses expressions. Seul le geste compte. Il creuse un sillon de peinture bleue dans l’espace. Ou suggère des traits effectués au graphite, flottant dans les airs, à l’aide de fils de crin de cheval.
Cependant, les séries Ecoute-moi, Sens-moi et Regarde-moi jouissent d’une grande force émotionnelle. Helena Almeida interroge ici la capacité du corps à traduire un état d’âme, comme si celui-ci n’était que la transposition physique d’une sensation interne. Les prises de vue évoluent vers des séquences filmographiques, comme des photogrammes où les attitudes sont déclinées, démultipliées. La bouche de l’artiste est suturée, bâillonnée. Un tissu obstrue sa gorge. Les images se font plus violentes, contraignantes. S’agit-il d’une prise de position féministe, critiquant le manque de liberté et d’autonomie accordé aux femmes? Ou d’un parti pris politique dénonçant l’oppression du régime autoritaire de Salazar, dans un pays qui n’a pas encore connu la Révolution des Œillets? L’artiste s’en défend…
Les séries A l’intérieur de moi et Séduire témoignent encore de la grande attention que l’artiste prête à l’élaboration de ses projets: «Je passe plus de temps à dessiner qu’à faire de la photographie à proprement parler», concède l’artiste. La chorégraphie est méticuleusement décomposée sur le papier. Sur le sol de l’atelier, des marques servent de repères aux pas de l’artiste. Le corps d’Helena Almeida, tout vêtu de noir, est désormais représenté dans de grands formats. Il gagne en sobriété, en élégance, alors que pourtant, il se contorsionne, hésite, tremble, ou perd l’équilibre, pris dans des situations inconfortables.
Helena Almeida explore à la fois la fragilité constitutive de toute humanité, et les limites des capacités expressives du corps. Si celui-ci ne saurait systématiquement traduire tout sentiment, ou exécuter à la perfection tout mouvement, il demeure un foyer de désirs. Les dernières photos d’Helena Almeida, où son corps gît tel un macchabée dans l’atelier, face écrasée contre le sol, semblent d’ailleurs indiquer que sans émotion, ou sans expérience créative à investir, le corps ne serait que le tombeau de l’âme.