et Pia Viewing
Marta Gili. Tu as étudié l’anthropologie et la sociologie avant de suivre l’enseignement de l’Ecole nationale supérieure de la photographie d’Arles. Comment es-tu venue à la photographie? Comment s’est opéré le passage entre ces disciplines?
Valérie Jouve. Dans le cadre de mon cursus en anthropologie, la recherche que j’ai menée dans la banlieue lyonnaise (à La Mulatière et dans le grand ensemble des Minguettes à Vénissieux) interrogeait la notion de «deuxième génération issue de l’immigration». Plutôt que de souligner l’appartenance d’individus à une double culture, cette désignation assimilait leur histoire à celle de leurs parents d’origine étrangère et les figeait dans l’idée qu’ils devaient, paradoxalement, s’adapter à la culture du pays même où ils étaient nés. L’un de mes professeurs de sociologie m’a fait remarquer que les clichés que j’avais pris pour illustrer ce mémoire perturbaient mon analyse parce que je photographiais toutes ces personnes dans leur singularité et, par conséquent, «hors cadre». Les entretiens que j’avais réalisés avec elles m’avaient confrontée à des personnalités et des mentalités qui sortaient totalement du cadre de cette deuxième génération théorique, ce qui entrait en résonance avec mon histoire personnelle. J’ai moi-même grandi dans une cité de la banlieue de Saint-Etienne, creuset de mixité, et nous partagions des valeurs populaires au-delà de nos différences ethniques. La rencontre avec ces gens me renvoyait donc à des imaginaires qui dépassaient le strict cadre social. C’est une dimension que j’allais explorer plus tard avec mes Personnages, qui constituent autant de tentatives de déplacement des a priori: la puissance de la figure tient à la singularité de sa présence, de sa manière d’être, indépendamment de son statut ou de son origine sociale. Ces premiers contacts avec la photographie ainsi que mes lectures – en particulier de Michel Foucault – m’ont permis de comprendre que je cherchais précisément à questionner les limites de la science anthropologique qui, avec sa sœur un peu obligée, la sociologie, demeurent à l’origine de la classification moderne des sociétés. L’enquête sociologique tend vers un résultat argumenté et une conclusion en forme de synthèse. Or je ne vois que du mouvement dans le vivant ; du changement, une transformation ininterrompue. À travers l’image, je tente de déjouer les réponses, d’ébranler les explications logiques des sciences humaines mais aussi de créer un rapport moins figé au monde, de trouver un langage plus apte à exprimer mon rapport à celui-ci, un peu plus poétique. De l’enquête sociologique, je n’ai finalement retenu que la méthodologie; les entretiens ont pris la forme de conversations avec les personnes photographiées, qui sont souvent partie prenante de mon travail.
Pia Viewing. Tu inities ton œuvre photographique à la fin des années 1980 à Saint-Etienne, où tu saisis des lieux marqués par l’abandon de l’industrialisation: la fin d’une époque. Du fait du noir et blanc et, également, de la pose des individus dans leurs activités quotidiennes, tes premiers travaux s’apparentent encore beaucoup au documentaire. Le travail collaboratif avec tes «modèles» apparaît dès ces premières recherches.
Valérie Jouve. Entre 1987 et 1990, dans le cadre de mes études à Arles, j’effectue un travail au cœur du bassin minier de Saint-Etienne, de la population, des quartiers, des bâtiments… La mise en scène est encore minimale: les gens se sont prêtés au jeu de rôle en ouvrant une porte, en s’accoudant à un muret, en descendant un escalier… Plutôt que de «modèles», je préfère parler de «personnages» car il s’agit d’acteurs qui incarnent une idée. Ici, déjà , les actions des corps questionnent les lieux, l’espace, de même que le désir de faire vivre physiquement les corps avec les bâtiments est manifeste.
Marta Gili. Les préoccupations qui deviendront des constantes dans ta pratique semblent ainsi se formuler très tôt: œuvrer en dehors des cadres établis, évoquer les rapports invisibles qui se tissent avec l’autre dans le contexte d’une collaboration, sonder la force et l’ambiguïté du dialogue entre le corps et l’architecture.
Valérie Jouve. Oui, j’ai toujours été obsédée par l’alchimie qui s’opère entre l’autre et soi-même, entre l’espace et la figure, entre le collectif et l’individu. Dans ces mêmes années, au cours de l’été 1988, la sociologue Albane Fayolle m’a demandé d’accompagner le travail qu’elle avait entrepris au sein d’un bureau d’urbanisme sur Nemausus – ensemble de logements sociaux conçu par l’architecte Jean Nouvel à Nîmes – par des portraits d’habitants sur leur lieu de vie. La mission consistait surtout à observer comment ces habitants s’adaptaient à cette architecture particulière. Il s’agit d’un travail de commande que je ne situe pas au même plan que mes autres travaux, mais c’est à ce moment-là que j’ai commencé à envisager une conception différente du portrait photographique et que les figures se sont mises à converser avec l’espace. Le portrait traditionnel insiste sur une identité, or je sentais que je souhaitais davantage placer un corps d’individus face au corps de ce bâtiment. J’ai ainsi mis en scène les habitants, je voulais que notre collaboration traduise l’échange le plus juste avec l’architecture; je ne leur demandais pas de sourire s’ils n’en avaient pas envie, mais juste de prendre le temps d’être là .
Pia Viewing. Dès le début des années 1990, ta démarche artistique s’appuie plus fortement sur la mise en scène. A cette époque, l’utilisation de la pellicule couleur est déjà totalement intégrée. On perçoit dans tes images un intérêt croissant pour une forme de narration où s’intensifient la présence et l’expressivité de la figure, notamment dans le corpus «Sans titre (Les Personnages)».
Valérie Jouve. C’est ce que la couleur semble avoir entraîné, mais cela n’était pas mon intention de départ, ce n’était pas conscient. J’avais adopté naturellement le noir et blanc pour aborder la ville minière de Saint-Étienne, qui me semblait tournée vers son passé industriel. Le noir et blanc renforçait cet aspect passéiste, renvoyait à l’ambiance de la ville noire du XIXème siècle. J’ai opté pour la couleur quand j’ai dépassé l’idée qu’elle induisait nécessairement une intention esthétique. A l’époque, de nombreux photographes l’utilisaient en tant que telle, jusqu’à saturation des tons. Or mon intérêt pour l’image est éloigné de ces préoccupations-là . Mes premiers essais en couleur datent de 1988 et correspondent à trois photographies représentant chacune un bâtiment des mines à Saint-Etienne. Étrangement, elles ont comme un voile grisé, leurs couleurs sont éteintes, comme si la poussière des mines déteignait sur la lumière, ainsi que me l’a fait remarquer un jour une Stéphanoise. Aujourd’hui encore, mes images sont un peu habitées de ces tonalités, imprégnées de cette lumière légèrement cyanée. Dès lors que je me suis rendu compte que je pouvais neutraliser son caractère clinquant, la couleur m’a fait moins peur. Elle m’a aussi permis de sortir de cette dimension passéiste.
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Marta Gili. La chorégraphie est centrale dans ton œuvre jusqu’au début des années 2000. Les Sorties de bureau résultent notamment de l’enregistrement du mouvement machinal de corps quittant leur lieu de travail. Cette série m’évoque une vidéo réalisée en 2006 par Harun Farocki, Arbeiter verlassen die Fabrik in elf Jahrzehnten [Sorties d’usine en onze décennies]. Les différents moniteurs qui la composent diffusent chacun un film de cinéaste ou d’anonyme qui documente la sortie de l’usine, le déplacement de corps hors d’un espace formaté.
Valérie Jouve. Quand j’habitais Marseille, j’ai côtoyé beaucoup de danseurs par le biais de «marseille objectif DansE» et vu de nombreux spectacles, de Pina Bausch à Meredith Monk, en passant par Trisha Brown, qui est la chorégraphe qui m’a le plus impressionnée: elle faisait totalement corps avec l’espace! Il est vrai que, dans Les Sorties de bureau, une chorégraphie de la normalisation s’opère par la rythmique des corps, que j’ai décontextualisés pour exagérer cette objectivation. Lorsque j’ai effectué les prises de vue devant les immeubles de quartiers d’affaire à Paris (à La Défense) et à New York (aux alentours des Twin Towers, avant leur destruction), j’ai trouvé le spectacle assez étrange parce que les gens qui quittent leur bureau ne semblent pas là , dans leur corps, comme si dans leur tête ils étaient encore à l’intérieur du bâtiment. Pour pouvoir me concentrer sur cette idée simple, j’ai éliminé les éléments d’architecture car je trouvais qu’ils lissaient la brutalité de cette réalité en décrivant le contexte. Le fond gris sur lequel j’ai placé les figures était suffisant pour restituer l’atmosphère des bureaux, qui sont essentiellement des architectures assez grises, de verre et de miroirs. Dans mon travail, je cherche à transmettre un ressenti, quelque chose à ressentir plutôt qu’à comprendre. C’est pourquoi la chorégraphie, la musicalité, au sens rythmique, sont premières dans beaucoup de mes compositions. Ces dernières années, mes images se sont apaisées pour laisser place à une dimension plus contemplative, mais la danse, la musique, sont toujours aussi importantes pour moi.
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Marta Gili. Ton travail, en effet, s’élabore dans une tension entre l’intime et l’extérieur. Dans son ouvrage Mirrors and Windows, John Szarkowski distingue deux orientations chez les protagonistes de la « nouvelle photographie » américaine des années 1960 et 1970: celle qui use de la photographie comme d’un miroir où l’artiste projette sa vision subjective du monde, et celle qui en fait une fenêtre pour explorer la réalité. Je crois que tu ne procèdes pas de l’une ou l’autre de ces approches, mais des deux à la fois, que tu te places de façon très subtile dans cet entre-deux.
Valérie Jouve. Je cherche à évoquer une certaine intensité du monde vivant, à construire une image mentale au sens d’un espace de projection. L’image mentale est ce qui vient après la vision, c’est une sorte d’écho d’images qui nous restent à l’esprit et qui prennent sens dès lors qu’on se les approprie. J’ai beaucoup étudié Maurice Merleau-Ponty à une période où, précisément, je m’interrogeais sur la capacité de la photographie à relayer la puissance du vivant, que le visible est insuffisant à transmettre. Comment l’image pourrait-elle reconstruire, recomposer ce que le mental, l’invisible, fabrique? C’est bien en termes de passage du visible à l’invisible que je travaille mes images. Mon œuvre se rattache au documentaire dans le sens où le sujet dirige mes choix esthétiques. J’accompagne ce que m’offre la réalité. Cependant, l’intention tire vers le récit, car c’est la capacité de l’image à produire du sens à partir du réel représenté qui m’intéresse. En effet, pour moi, l’image offre un support à l’imaginaire. C’est pourquoi j’aime maintenir les lieux que je photographie dans une sorte d’indétermination, afin de réinvestir leurs possibles. De même, à l’échelle de mes accrochages, je recherche une rythmique des plans donnant la sensation d’un lieu indéterminé. L’ensemble construit un espace narratif dans lequel le spectateur est acteur. Ce lieu de l’image, du regard, permet de se projeter dans un espace à habiter débarrassé des contingences sociales. C’est une sorte d’existentialisme à expérimenter.
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Pia Viewing. Ces dernières décennies, les nouveaux moyens de communication qui nous maintiennent connectés en permanence, de la téléphonie mobile aux réseaux virtuels, ont modifié l’interaction entre les personnes car elles n’ont plus la nécessité de se déplacer physiquement. En conséquence, le sentiment d’appartenance, si fondamental à l’être humain, se trouverait altéré par cette dislocation de la relation directe du corps avec son milieu. Les corpus «Sans titre (Les Passants)» et «Sans titre (Les Paysages)» ainsi que le film Grand Littoral forment un ensemble d’œuvres qui traitent de ces questions. Les Passants figurent dans tes accrochages comme des allégories de notre époque: marchant chacun seul, leurs postures évoquent un monde habité d’individus en mouvement qui n’interagissent pas.
Valérie Jouve. Il faut préciser que la salle que j’ai choisi de consacrer aux «Passants» et aux «Paysages» dans l’exposition du Jeu de Paume est celle qui est la plus en contact avec la ville du fait de son ouverture sur le jardin des Tuileries. Et c’est aussi celle dans laquelle j’ai choisi de montrer deux films qui sont des traversées. La traversée m’intéresse particulièrement car elle induit le mouvement. Les Passants sont ces corps qui ne font que passer. Ils incarnent peut-être notre temps, aujourd’hui si chargé. Contrairement au reste de mes images, toutes réalisées à la chambre, ils ont été pris au 24×36 (j’ai utilisé un petit Leica, le CL, très léger et discret), ils m’apportent un rythme dont j’ai besoin dans les montages d’exposition. En effet, leurs formats, plus petits, me permettent de les disposer de sorte à parfois accélérer l’espace de monstration, ils nous emmènent à travers les différents territoires représentés, ils nous donnent des outils pour regarder les autres images.
Extraits de l’entretien réalisé à l’occasion de l’exposition «Valérie Jouve. Corps en résistance» présentée au Jeu de Paume du 2 juin au 27 septembre 2015 et publié dans le catalogue Valérie Jouve. Corps en résistance, Jeu de Paume/Filigranes Éditions, 2015.