PHOTO | CRITIQUE

Corps en résistance

PFrançois Salmeron
@16 Juil 2015

Contre quoi les corps que photographie Valérie Jouve entrent-ils «en résistance»? Contre les cadres, les normes et les environnements qui les catégorisent, les policent, les déterminent, et par là-même les contraignent, les aliènent… et ne se rendent pas suffisamment attentifs à ce qui constitue leur irréductible unicité.

«A travers l’image, je tente de déjouer les réponses, d’ébranler les explications logiques des sciences humaines, mais aussi de créer un rapport moins figé au monde.» Voici en quels termes Valérie Jouve rappelle brillamment les enjeux essentiels de son œuvre, telle qu’elle se déploie depuis une vingtaine d’années désormais. D’abord étudiante en anthropologie et en sociologie, Valérie Jouve intègre l’Ecole de Photographie d’Arles en 1987, et construit peu à peu un corpus d’images où transparaît une charge critique évidente à l’encontre des méthodologies et des concepts propres à ces disciplines.

En effet, contre quoi les corps qu’elle photographie entrent-ils «en résistance»? Contre les cadres, les normes et les environnements qui les catégorisent, les policent, les déterminent, et par là même les aliènent, et ne se rendent pas suffisamment attentifs à ce qui constitue leur irréductible unicité. D’ailleurs, l’exposition (dont l’accrochage est en tout point remarquable) s’ouvre sur une confrontation entre deux tendances à l’œuvre dans nos sociétés: d’un côté des corps plutôt rigides, stéréotypés, soumis aux contraintes sociales, d’un autre côté des corps plus libres, expressifs et individués.

L’extrait des Situations que présente ici Valérie Jouve juxtapose des images d’embouteillages où les véhicules, collés les uns aux autres, provoquent un sentiment d’asphyxie, d’oppression. De plus, les conducteurs à bord restent relativement indéterminés, dans le sens où l’on a du mal à percevoir précisément leurs traits, et semblent évoluer comme des «monades» isolées les unes des autres, enfermées dans leur habitacle.

Le corpus des Sorties de bureau se développe également autour de cette aliénation urbaine moderne. D’ailleurs, même si l’on apprend par la suite que ces photos ont été prises à la Défense et aux abords des Twin Towers, aucun élément visuel ne nous renseigne sur la localisation exacte de ces clichés. Car Valérie Jouve a effacé tout détail lié à l’environnement de ces «CBD», en entourant les employés de bureau d’un même fond neutre gris — qui rappelle toutefois la grisaille de la ville, et les tonalités dominantes de ces quartiers d’affaire ou des costumes des travailleurs. Leurs tenues sont effectivement stéréotypées, et obéissent en tout point aux canons de la mode, ou du moins aux codes vestimentaires en vogue dans cette classe sociale. Leur démarche semble mécanique. On a donc affaire à des archétypes de cadres supérieurs, de financiers ou d’ingénieurs. Enfin, ces «hommes pressés» paraissent d’autant plus désincarnés que leur mine à l’air tour-à-tour absente, déconfite, tendue ou occupée, comme si leur esprit était encore prisonnier des tâches à accomplir au bureau, ou sous la pression de leur supérieur hiérarchique.

A ces deux corpus viennent répondre Les Personnages et Les Passants. D’ailleurs, remarquons que Valérie Jouve parle de «corpus» et non de «séries» à propos de ses travaux, et les considère comme des touts ouverts, c’est-à-dire comme des ensembles qui ont la capacité de s’enrichir au fil des ans. Paradoxalement, chaque corpus s’intitule Sans titre, suivi entre parenthèses d’une forme d’identification plutôt vague, générique (par exemple Les Façades, La Rue, Les Arbres, etc.), qui offre davantage d’indétermination aux êtres et aux paysages que l’on perçoit, et davantage de liberté à notre regard et à notre imaginaire — en ce sens, on peut aussi signaler qu’aucun texte ou aucun cartel ne vient infléchir notre lecture, si ce n’est une introduction générale en ouverture de l’exposition. Plus particulièrement, concernant Les Personnages et Les Passants, le nom ou les initiales des modèles nous sont donnés, et agissent alors comme un principe d’individuation.

Les grands formats de ces deux corpus surplombent donc l’accrochage linéaire des Situations et des Sorties de bureau. Le cadrage se resserre autour de simples individus. On y retrouve l’univers populaire cher à Valérie Jouve, avec notamment une fille peroxydée dans une tenue rose fluo, une femme noire rayonnante, Marie Mendy, tournoyant sur elle-même comme dans une chorégraphie, qui fait dos à un autre tirage où l’on découvre Josette, bouche grande ouverte, dont la pose tendue et le cadrage à la taille nous renvoient immanquablement vers Les Hurleurs de Mathieu Pernot.

«Les Personnages relèvent moins du comportement que de l’attitude: le comportement se définit au sein du groupe, répond à un jeu de codifications, alors que l’attitude est un positionnement personnel face au monde.» Voilà encore des propos limpides et fort éclairants, que nous livre Valérie Jouve pour mieux appréhender son œuvre. En ce sens, la figure de Carl Watson, avec son front plissé et ses cheveux gominés, peignés en arrière, s’affirme comme une gueule rebelle au caractère bien affirmé. L’artiste se révèle donc particulièrement attentive à la façon dont tout individu se meut et s’inscrit dans l’espace: ainsi, quelle manière d’être singularise chaque personne? semble se demander l’artiste.

D’ailleurs, la démarche de Valérie Jouve, à l’instar de Mathieu Pernot encore une fois, peut se définir comme «dialogique», dans la mesure où elle noue un lien avec la personne qu’elle photographie — tout à l’inverse du photoreportage «classique» tel que le définit Henri Cartier-Bresson, qui exige une nécessaire distance avec l’objet photographié. En effet, Valérie Jouve entre en conversation avec ses personnages au point d’entamer un véritable «travail collaboratif» avec eux et ce, pendant plusieurs années parfois — la photographie s’inscrit alors ici dans la durée, et non plus dans la fameuse instantanéité que défend encore Cartier-Bresson.

Car, en réalité, les clichés des Personnages sont des mises en scène élaborées par l’artiste et son modèle. Pour autant, ces portraits ne sont pas forcément factices. Mais plutôt que de limiter le portrait à la question de l’identité ou de la véritable entité psychologique des personnages photographiés, Valérie Jouve semble s’attacher à dévoiler ce que chaque personnage montre corporellement, ce qu’il dégage (et comment il se dégage des normes avilissantes, des espaces contraignants), et quel geste vient justement traduire cette attitude, cette façon unique d’être au monde, d’être là.

La deuxième salle de l’exposition, dont la mise en scène est toujours aussi réussie, nous plonge dans une atmosphère plus mélancolique. Pierre Faure marche le long d’une palissade, tête basse, l’air perdu, les mains fourrées dans les poches. Wissam Murad, penché sur son oud, est également tête basse, sourcils froncés. Une vieille dame au médaillon, Aurélia Negrea, vêtue austèrement de noir, reste droite comme un «i». Les pois de sa robe répondent d‘ailleurs aux motifs de l’architecture qui l’entoure.

Car Les Personnages s’inscrivent toujours dans leur environnement proche. Andrea Keen rêvasse à son balcon, surplombant la ville. Une ligne de fuite s’ouvre devant elle, tandis que le beau regard bleu de Mahmoud Abu al Hawa ouvre sur un hors-champ, malgré les barreaux à l’arrière-plan qui quadrillent l’image. L’écrasement de l’individu par la société et les structures urbaines qui l’entourent, se retrouve encore dans un étonnant cliché où un vieil homme à la casquette blanche est littéralement enfermé dans le coin inférieur droit de l’image, le reste de la photo étant occupé par un mur.

A ce sujet, Valérie Jouve propose aussi des vues frontales de murs et de bâtiments. Dans Composition, elle superpose même cinq pièces. Les murs sont décrépis, abîmés, craquelés, gagnés par une végétation grimpante. Ils portent les stigmates du temps, zébrés de strates. La nature pointe également avec une terre ocre au premier plan d’un bâtiment, des ombres de branchages et des troncs noueux, qui semblent d’ailleurs s’affirmer comme de véritables figures, solidement ancrés dans le sol.

La suite de l’exposition s’attarde davantage sur les petits formats des Paysages, sortes de terrains vagues en friche, où l’horizon est toujours gris, nébuleux. Si la thématique de ces no man’s land évoque les paysages de banlieue barcelonaise de Jean-Marc Bustamante, Valérie Jouve creuse encore ce sillon dans ces vidéos. Grand Littoral s’attarde par exemple sur les pérégrinations des populations marseillaises aux alentours du chantier de cette zone commerciale, et Traversée nous fait découvrir les vallons lunaires et cramés par le soleil de Jéricho, en Palestine.

On est toutefois resté moins sensible à Blues, corpus réalisé spécialement pour l’occasion, dont la projection en cinq séquences simultanées nous a paru moins originale et efficace que les accrochages des premières salles. On n’en reste pas moins admiratif de la force et de la cohérence qui se dégagent de cette exemplaire exposition.

Å’uvres
— Valérie Jouve, Les Sorties de bureaux (détail), 1998-2002. C-print, polyptyque de 24 panneaux. 50 x 883,5 cm.
— Valérie Jouve, Sans titre (Les Personnages avec Andrea Keen), 1994-1995. Photographie couleur. 100 x 130 cm.
— Valérie Jouve, Sans titre (Les Situations), 1997-1999. C-print, polyptyque 6 panneaux. 80 x 107 cm chaque.
— Valérie Jouve, Composition #1, 2007-2009, C-print, impression jet d’encre sur toile murale, polyptyque. 255 x 340 cm.
— Valérie Jouve, Sans titre (Les Paysages), 2004. C-print. 170 x 210 cm.

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