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Conversation avec Ai Weiwei

Artiste, poète, architecte, bloggeur… le Chinois Ai Weiwei ne cesse d’élargir le concept d’art, tout en plaçant la société, l’histoire et la politique chinoise au cœur de son travail. En 2005, il crée un blog qui connaît un immense succès, jusqu’à son interdiction en 2009. Il a été arrêté le 3 avril 2011 puis libéré le 22 juin.

Hans Ulrich Obrist. C’est un appareil numérique?
Ai Weiwei. Oui.

Vous l’utilisez pour votre blog?
Ai Weiwei. Oui, le blog est un territoire complètement nouveau. C’est vraiment fantastique. Vous pouvez parler immédiatement à des inconnus. Vous ne connaissez pas leurs origines et ils ne connaissent pas vos origines ? C’est comme sortir de chez soi et tomber sur une dame au coin de la rue. Vous vous parlez directement. Et puis, vous pouvez vous disputer, ou faire l’amour.

C’est donc quelque chose de nouveau pour vous. A quand remonte sa création?

Ai Weiwei. C’est une entreprise – une importante société d’Internet – qui m’a contraint à m’y mettre. «Vous êtes célèbre, m’ont-ils dit. Nous allons vous donner un blog.» Je ne possédais pas d’ordinateur et je n’avais jamais fait ce genre de chose auparavant. «Ne vous en faites pas, vous pouvez apprendre, ont-ils insisté. On vous enverra quelqu’un pour vous montrer.» Au début, j’ai mis en ligne d’anciens écrits et mon travail, et puis j’ai commencé à pianoter sur le clavier. J’ai été complètement séduit. Hier, j’ai dû ajouter une douzaine de posts après être rentré chez moi.

Hier soir?
Ai Weiwei. Oui, douze. Vous pouvez ajouter cent photos en une seule entrée. Les gens me disent souvent: «Vous prenez tant de photos en une journée!». Cela peut être n’importe quelle photo, sur n’importe quel sujet. Pour moi, c’est vraiment de l’information, un libre-échange – une solution insouciante, qui reflète très bien ma condition.

Combien de personnes ont déjà visité votre blog?

Ai Weiwei. A ce jour, un million et des poussières. Il y a cent mille visiteurs par jour.

C’est plus que n’importe quelle exposition.

Ai Weiwei. Oui. Chaque minute peut être l’occasion d’un vernissage, si j’en ai envie. Et c’est très important pour moi. Quand je crée une œuvre d’art ou que je conçois un projet, les gens se déplacent et restent une demi-heure. Si j’ai de la chance, je fais une très bonne installation pour quelqu’un que je ne connais pas, dans un lieu que je ne connais pas, aux Pays-Bas, à Amsterdam, par exemple. Alors qu’avec le blog, dès l’instant où je touche le clavier, une jeune fille, un homme âgé ou un agriculteur peut lire ce que je publie et s’exclamer: «Regardez-moi tout ça, c’est tellement différent, ce type est cinglé».

C’est instantané?
Ai Weiwei. Oui.

Et donc, grâce à cet appareil numérique, vous prenez des photos partout, où que vous soyez.

Ai Weiwei. Oui, quelle que soit la situation. Si j’ai été conquis, je suppose que c’est parce que, dans mon enfance, toute forme de liberté d’expression nous était inaccessible. On pouvait même dénoncer son père ou sa mère au moindre mot de travers. Ça allait vraiment très très loin. Aujourd’hui encore, les gens me conseillent de me protéger, de ne pas en dire autant sur mon blog. Mais j’estime que chacun doit faire les choses comme il l’entend. Pour l’instant, je n’ai pas été inquiété. J’évoque souvent les situations humaines et les problèmes sociaux sur mon blog. Je pense être seul à le faire.

Pouvons-nous voir votre blog?

Ai Weiwei. Oui je peux vous montrer certaines entrées. La vie telle qu’elle apparaît sur les blogs est réelle parce que c’est notre propre vie, et que la vie consiste à utiliser le temps. Ni plus ni moins. A l’utiliser d’une certaine manière. Quand je l’utilise, cent mille personnes consultent également mon blog. Elles passent toute un peu de temps de la même façon que moi. Beaucoup de gens me l’ont dit. «Vous ne pouvez pas vous empêcher de blogger. Vous devriez faire attention. S’ils vous arrêtent, que ferons-nous?» C’est tellement sentimental – «Nous avons besoin de vous, votre blog fait partie de notre vie maintenant.» Je trouve cela très amusant.

C’est donc important pour les gens.
Ai Weiwei. Ils l’attendent. Si je ne fais pas de mises à jour, ils attendent toute la nuit pour être les premiers à voir mes nouvelles publications. Ils appellent shafa le fait d’être le premier à réagir par un commentaire. S’ils sont là, cela signifie qu’ils sont vraiment fans et que ce que vous dites importe vraiment à leurs yeux. Aussi, quelle que soit l’heure à laquelle je rentre chez moi, j’écris toujours un mot ou deux.

Vous faites cela tous les jours?

Ai Weiwei. Je ne peux pas vous dire quand je m’arrêterai. Peut-être que les autorités interviendront. Un jour, des hommes sont venus me voir et ils m’ont dit: «Hé, nous allons signaler votre blog. Son contenu est sensible. Pourquoi ne supprimez-vous pas certaines pages?»

Ils l’ont vraiment fait?

Ai Weiwei. Ils ont négocié avec moi mais ils étaient très polis. «Allons, ce n’est qu’un jeu, leur ai-je répondu. Je joue mon rôle, vous jouez le vôtre. Vous pouvez le bloquer si nécessaire parce qu’il vous serait très facile de le faire. Mais je ne peux pas m’autocensurer car c’est le seul intérêt de ce blog.» Alors, ils ont réfléchi et ils m’ont rappelé: «Compte tenu de la situation politique, m’ont-ils dit, nous respectons réellement ce que vous faites». Je crois que la Chine vit un moment intéressant. Le pouvoir centralisé a subitement disparu à tous les niveaux sous les effets conjugués d’Internet, de la politique mondiale et de l’économie. Les techniques d’Internet sont devenues un outil essentiel pour libérer les humains des valeurs et des systèmes anciens, ce qui n’avait pas été possible jusqu’à maintenant.
Je suis convaincu que la technologie a créé un nouveau monde car notre cerveau, dès l’origine, repose sur la digestion et l’absorption d’informations. C’est comme ça que nous fonctionnons mais, en fait, les données commencent à changer et nous ne le savons même pas. La théorie vient toujours après. Mais nous vivons une époque vraiment fantastique.

L’époque actuelle?

Ai Weiwei. Je crois que c’est vraiment le moment. C’est le début. Le moment de quoi? Nous l’ignorons. Peut-être que quelque chose d’encore plus fou nous attend. Mais, vraiment, un rayon de soleil commence à percer. Le ciel a été obscurci pendant une centaine d’années. Notre situation était très sombre, mais nous sentons toujours la chaleur, et la vie dans nos corps atteste toujours de l’excitation présente, même si la mort guette. Plutôt que d’apprécier le moment, nous ferions mieux de le créer.

Vous produisez le moment?

Ai Weiwei. Exactement. Parce qu’en fait nous faisons partie de la réalité, et si nous n’en prenons pas conscience, nous sommes totalement irresponsables. Nous sommes une réalité productive. Nous sommes la réalité, mais faire partie de la réalité implique de produire une autre réalité.

Peut-être que le blog représente moins la réalité qu’il ne la produit?

Ai Weiwei. C’est vrai. Comme un monstre, il grossit. Je suis sûr que les gens qui visitent mon blog se mettent à voir le monde différemment sans même le savoir. C’est pourquoi les communistes, dès le départ, ont absolument tout censuré. Ils sont la seule source de propagande et, depuis cinquante ans, ils maintiennent avec succès leur monopole. Mais avec l’ouverture de la Chine, et l’économie mondiale, ils ne survivront pas. Ils ne peuvent pas survivre, ils sont donc obligés d’accorder une certaine liberté, qui ne peut être contrôlée une fois accordée.

(Septembre 2006)

Extrait de Hans Ulrich Obrist, Conversation avec Ai Weiwei.
© Manuella Editions, février 2012 pour la traduction française.

http: // www.manuella-editions.fr/livre/conversation-avec-ai-weiwei-html

Article sur l’exposition
Nous vous incitons à lire l’article rédigé par Muriel Denet sur cette exposition, Entrelacs, en cliquant sur le lien ci-dessous.

critique

Entrelacs, Ai Weiwei

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