Dans l’une des salles de la Maison de la culture de Bobigny, lieu mythique des Rencontres chorégraphiques de Seine Saint Denis, Jean-Sébastien Lourdais est déjà sur le plateau, en pleine lumière, dans une position quelque peu écartelée. Pendant que le public s’installe, il entame sa danse, une avancée lourde et brimée, à quatre pattes. Chaque mouvement — un bras ou une jambe fléchie, posée péniblement — prend sa force d’un balancement continu et monomaniaque des corps catatonique. Sous la lumière crue des néons verdâtres, ce même corps dont les membres semblent tendus par une tension surhumaine, impitoyable, ignorant toute limite physique, se livre frénétiquement à des mouvements désarticulés, incontrôlés, aléatoires.
Ce solo a quelque chose de la violence et de la radicalité des états du corps en transe de possession. Certes le chorégraphe se revendique d’un tout autre univers : il puise dans les écrits de Gilles Deleuze et tente d’incarner, à travers sa seule présence, la pression implacable que la société de consommation exerce sur la « chair désirante ». Pari tenu. La possibilité de ce rapprochement transculturel témoigne de sa capacité à donner cette matérialité, cette corporéité terrible, à l’individu en prise avec les rouages de la « société de contrôle ».
Il y va d’une danse qui se refuse à un corps qui a perdu sa capacité d’agencement, une danse impossible, une danse douloureuse, campée dans la répétition du mouvement autiste, traversée par les fulgurances d’un souvenir étranger — le danseur gagne enfin la position debout, toute de suite envahie par un bestiaire à la fois domestique et grotesque, dans l’incarnation d’une poule.
Ce principe d’une danse qui se refuse aux corps est également au centre de la proposition chorégraphique de Daniel Linehan. La forme désarticulée vient ici d’une recherche sur la possibilité chorégraphique entre images fixes, mimiques figées et fragments de mémoire, recherche de la danse même dans des séquences segmentées et tronquées, qui ont du mal à s’enraciner dans les corps et de là à s’élancer. Tout nous laisse présager qu’elle émergerait à un moment donné.
Le jeune chorégraphe nous propose un schéma : il part d’images fixes, de photos de personnages plus ou moins célèbres. Leurs postures sont reproduites sur scène et déjà un décalage troublant et subversif s’y glisse. Le contexte historique, parfois d’une violence insoutenable — photos de la guerre en Irak, du génocide cambodgien, des prisons militaires — échappe aux corps des danseurs qui en épousent les postures. Il y a une inscription certes, mais tout en transparence et c’est à la mémoire corporelle de chacun des danseurs qu’il appartient de donner de la chair et de la substance à ces enchaînements qui se lient vers la fin de la pièce. Nous suivons de manière assez didactique les étapes de la création du mouvement dansé et le message que le chorégraphe semble vouloir transmettre est que la danse nécessite un enracinement dans l’histoire des corps de ses danseurs.
Contrôle-Réaction
— Chorégraphie et interprétation : Jean-Sébastien Lourdais
— Assistante artistique : Sophie Michaud
— Lumières : Eric Belley, assisté de Karine Gauthier
— Concepteur sonore : Ludovic Gayer
Montage for Three
— Conception et chorégraphie : Daniel Linehan
— Interprètes : Daniel Linehan, Salka Ardal Rosengren
— Lumière: Ise Debrouwere