Dans des contextes high tech d’usines ultramodernes, des photographies de format identique (60 x 60 cm) présentent un visiteur bien habillé qui semble contrôler, aux côtés d’un ouvrier spécialisé ou de quelque technicien appliqué, la qualité d’un produit qui diffuse chaque fois une faible lumière. Photographies au glacis régulier apparemment tout droit extraites d’un catalogue commercial, sinon de documents internes, discrètement propagandistes, d’une grande firme industrielle — en l’espèce, Ouest-Lumière.
L’artiste thématise et met en œuvre ce que Marx évoquait lui-même par le vocable, somme toute pudique, de «moyens de production»: le capital avec tout son arsenal d’usines, d’ateliers, de machines — l’univers outillé qui fit le quotidien de générations d’ouvriers anonymes, le plus souvent broyés, sinon juste formatés, par le capital même.
Yann Toma s’ingénie donc à «faire part» de cela, ne fût-ce qu’«en cas d’oubli» — il est en outre l’auteur d’une thèse d’arts plastiques intitulée En cas d’oubli, prière d’en faire part.
C’est dans cette perspective que Yann Toma a commencé à archiver les traces de l’ancienne usine Ouest-Lumière de Puteaux (construite en 1900, nationalisée avec la naissance d’EDF en 1946, et détruite entre 1992 et 1995) en mettant l’accent sur l’anonymat si massivement symptomatique d’un prolétariat oublié, refoulé de facto par nos âges postmodernes (portraits de la série Ouvriers, 1994). Cette première phase assura une reconnaissance de Yann Toma au sein du site de Ouest-Lumière.
L’usine produisant alors énergie et matériels électriques, Toma intégra de façon récurrente l’ampoule, symbole polysémique de la productivité, dans des dispositifs plastiques visant à investir le travail en usine d’une tension nouvelle. Courant, Résistance, Tension : principes électrodynamiques de la loi d’Ohm, réinvestis pour une esthétique parfois fantasmatique (L’Usine fantasmagorique, La Ferme du Buisson, 1997 ; Nuits de Plovdiv, Affaires culturelles de la Ville de Paris, 1999), quoique imprégnée toujours des concrétudes tragiques du travail ouvrier.
L’étrange utilisation de la lumière pour évoquer une période singulièrement obscure de notre histoire (Le Va-et-vient de l’histoire, 1996, installation à l’espace Electra ; recours à la technique chère à Picasso des tracés lumineux saisis par des photographies réalisées en pose prolongée) fit peu à peu place à une approche plus pragmatique des activités productives possibles de Ouest-Lumière. Comme autant de métaphores subtilement tautologiques des activités électriques de l’ancienne usine, les sculptures, installations, et autres performances élaborées sous le label «Ouest-Lumière» à partir de 1996, préparèrent le rachat, en 2000, dudit label par l’artiste, et la réactivation progressive de la marque — à des fins cette fois proprement artistiques.
La fréquentation des administrations, et particulièrement des registres de la police judiciaire largement formalisés par Bertillon, fit entrevoir à Yann Toma la perspective d’une œuvre qui rendrait compte d’une chaîne bureaucratique complexe à l’aide de vidéos, de textes et de photographies, et dont l’amateur et l’acheteur seraient l’objet avoué. Dans les Crimes sur commande le collectionneur se voit ainsi photographié mort, fictivement assassiné, selon une mise en scène réglée par l’artiste (déposition filmée du médecin légiste, rapport médico-légal écrit et estampillé Ouest-Lumière, photographie grand format du crime prise au trépied de Bertillon, etc.), mais émanant directement d’un «fantasme» personnel du commanditaire.
Idéal objectivé d’une mort violente, complété depuis par les services des Flux Radiants («apparitions» de flux énergétiques autour de l’image-portrait du commanditaire), ou encore les Sommeils (commanditaire endormi) : le style Ouest-Lumière a son expressionnisme.
De l’exhumation de l’usine à sa réactivation transposée, la mise en abyme somme toute kafkaïenne d’un univers déshumanisant et d’une esthétique pour ainsi dire dénaturante (phénomènes paranormaux, sommeil en tant qu’état second, meurtre, etc.) n’est pas sans témoigner de la disparition tragique d’un monde, lui-même pathétique au sens premier, dans les strates du passé.
Michel Tournier note Le Miroir des Idées que «les scientifiques sont tout spontanément réalistes, si spontanément qu’ils ne le savent même pas». Le docteur Yann Toma, lui, sait très certainement que son vérisme procède d’un déplacement foncier, différé raisonné dans l’ordre même du temps…
Yann Toma
Contrôle Qualité, 2002. Douze photographies numériques. 60 x 60 cm.