Dans la nuit de mercredi à jeudi 20 mai, au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, un monte-en-l’air a dérobé cinq toiles de maîtres. Il semble qu’il était seul, peut-être cagoulé, armé d’une simple pince-monseigneur et d’un cutter. Il a coupé un cadenas, puis brisé une vitre, il a ensuite décroché les tableaux, les a détourés, il a roulé les toiles et il s’en est allé. Il a fait si peu de bruit qu’on ne l’a pas vu. Son forfait n’a pas éveillé l’attention des trois gardiens qui, ce soir-là , n’ont pas regardé leurs écrans de surveillance, ni déclenché l’alarme qui ne fonctionnait plus depuis deux mois.
Au petit matin, on a trouvé sur le parvis du musée des cadres vides et des policiers affairés; quelques heures plus tard, un élu embarrassé et un critique empressé, sans doute attirés aussi par la douceur des bords de Seine au joli mois de mai.
On a hésité sur la valeur du lot, on conjecture maintenant sur l’auteur du méfait. Non pas le malfaiteur lui-même (qui a un peu son art aussi, il faut le reconnaître, comme Luchini s’exclamant dans un redoutable film sur les bossus vengeurs qu’«au fond, Judas, eh bien, c’est un artiste!»), mais l’esthète étranger qu’on suppose être le commanditaire du larcin (car il est forcément étranger, et bien un peu esthète).
Certains commentateurs se sont pourtant hasardés à émettre l’hypothèse d’un seul et même individu: cleptomane et amateur, présumant ainsi que la manière ait à voir avec l’objet du délit — l’art. Et en effet, relativement au cambrioleur, on pourrait émettre le raisonnement suivant:
Compte tenu du fait que le malfaiteur se soit emparé de La Pastorale (1905) de Matisse, de L’Olivier près de l’Estaque (1906) de Braque, de la Femme à l’éventail (1919) de Modigliani, de Nature morte au chandelier (1922) de Léger et du Pigeon aux petits pois (1911-1912) de Picasso, on peut déduire que le suspect aime la nature en été, la Provence, les femmes du sud, dîner aux chandelles, le pigeon aux petits pois.
Ou encore qu’il aime prendre un repas léger sous les arbres au bord de mer en compagnie d’une femme passablement lascive et suffisamment indolente pour s’éventer cruellement.
Ou encore, en ordonnant le susdit faisceau d’indices, que le malandrin identifie la peinture au songe d’une harmonie perdue de l’homme avec la nature (la Pastorale), à une paix (l’olivier) qui ne se retrouve qu’en retrait des hommes et à l’approche de la mer (l’Estaque), qu’à proximité de la femme (à l’éventail), nature qui n’est pas morte même lorsqu’elle figure une bougie éteinte (le chandelier) ou allumée (dans le Picasso, même lorsqu’elle feint de montrer un oiseau cuisiné) vision prosaïque du pigeon voyageur, version combustible de la colombe au rameau d’olivier.
Une telle démonstration, tant par sa rigueur que par sa perspicacité, permet d’esquisser les motivations aussi bien que l’identité idéale-typique du délinquant: l’individu cherche dans l’art moderne un ailleurs idyllique que dans la vie moderne il a perdu; il cherche dans la peinture à conserver une lumière qui, dans la nature, en apparaissant se dérobe; il découvre sur les toiles une fraternité que les hommes lui refusent.
C’est pourquoi l’on peut dire que le suspect est un homme, un homme seul et fort peu partageur, un homme lassé de la grisaille et des hivers trop froids. Comment expliquer, autrement, qu’il ait subtilisé la femme jaune et rouge de Modigliani, et non l’autre Modigliani du musée, celle sombre et froide et languide aussi mais bien plus vertigineuse en vérité: la Femme aux yeux bleus ?