Tatiana Wolska
Contre-temps
Ses œuvres se construisent par la répétition inlassable du même: guidée par le geste, Tatiana Wolska laisse à l’œuvre le temps de se construire, produisant ainsi un univers polysémique et organique. En se plaçant tout contre le temps, Tatiana Wolska se prémunit de la temporalité normée, marchande et frénétique que nous subissons au quotidien.
Au commencement, il y a le geste. Répété inlassablement, il raisonne selon la logique propre des matériaux qu’il rencontre. Le processus dans l’œuvre de Tatiana Wolska est construit comme une partition de musique de chambre pour trio, dans laquelle chaque soliste travaille avec les autres à construire une harmonie.
Le meneur de cette composition est toujours la main, les autres instruments sont tour à tour la feuille et le stylo / le bois et la vis / le plastique et le fer à souder… Pour résultat, une pratique protéiforme, dans laquelle dessins et sculptures dialoguent et créent un univers atypique rempli de formes mutantes, de paysages, ou de toute autre figure que l’artiste et le spectateur voudront invoquer.
On y retrouve toujours une simplicité dans le geste choisi (tracer une ligne, souffler sur de l’encre, assembler, compacter) ainsi qu’une économie de moyens dans le choix des matériaux. Tatiana Wolska recycle principalement des rebus: bouteilles de plastique vides, chutes de bois et de mousse, vieux clous, mobilier abandonné….
Née en 1977 en Pologne, elle explique ce choix non pas par souci écologique, mais par des habitudes prises durant son enfance, époque à laquelle le «système D» et la récupération étaient les mots d’ordre de sa survie.
Tatiana Wolska passe un temps long et patient à construire ses œuvres: ses gestes sont précis, méticuleux et nombreux. S
On peut noter, dans la série Compulsives, née de la rencontre entre le bois et de minuscules clous dorés qui ornementent sa surface, l’influence de Robert Walser. Tout comme lui, Tatiana Wolska sublime des formes pauvres en révélant leur beauté.
Via la métamorphose de ces objets ou rebus préexistants, Tatiana Wolska déplace le regard du spectateur pour l’amener dans le champ de l’imaginaire et de la fantaisie. Sa pratique trouve en cela des correspondances avec celle d’Henrique Oliveira. Si Oliveira travaille à partir de chutes de bois provenant des toits des favelas, Tatiana Wolska utilise des chutes issues d’entreprises de charpente.
Là où l’artiste brésilien transmet une idée sociétale du rebus (la réappropriation d’éléments de construction pauvres dans le champ sublimé de la forme artistique), Tatiana Wolska nous amène à considérer son caractère mécanique.
Le temps long du process ainsi que le geste systématique manipulant la forme répétitive du rebus de charpente (les chutes, issues d’un même mouvement de machines, ont souvent des formes identiques), nous renvoient au temps et au geste de l’ouvrier ainsi qu’à la chaîne d’assemblage d’objets normés.
Si Tatiana Wolska travaille parfois autour de formes proches des objets issus d’une standardisation usinale, un décalage s’opère dans la finalité de leurs fonctions. L’étui pour sculpture potentielle (2009), cercueil de bois et de polyuréthane, attend éternellement une œuvre qui n’y mourra pourtant jamais.
Les œuvres de Tatiana Wolska ont la particularité de ne s’inscrire dans aucune mouvance précise de l’histoire de l’art: ses influences sont transhistoriques. Elles nous renvoient autant au baroque par certains de leurs aspects (les volutes, le motif et la torse sont chez elle des figures récurrentes) qu’à l’arte povera, et notamment Penone, par l’utilisation d’un «état primitif de la matière».
L’histoire de l’art est ici, au même titre que la littérature ou la musique, une part de la toile de fond sur laquelle s’inscrit la pratique de l’artiste. Ce ne sont pas ses dimensions théoriques et/ou conceptuelles qui sont ici au centre du propos mais plutôt ses qualités philosophiques et ontologiques; car Tatiana Wolska est un artiste du faire, du sensible.
Dans sa pratique, le concept naît de la forme et non l’inverse: c’est l’agencement des matériaux qui donnent naissance à la pièce qui fera peut-être œuvre. En rejetant le concept comme ordre premier de la création, Tatiana Wolska se place en faux par rapport à certaines postures contemporaines: ici l’homo faber, l’homme qui fabrique, et l’homo ludens, l’homme qui joue, retrouvent leurs droits.
Le minimalisme et le white cube sont également remis en cause: la forme industrielle est ici façonnée, transformée et porte la trace d’un travail manuel; certaines œuvres parasitent l’espace et contrarient sa structure.
L’exemple le plus frappant est une de ses plus récentes créations, Porte-Sculpture (2012/2013): sorte d’igloo/tanière, elle accueille divers œuvres en son sein et les transpose dans un univers organique, utérin. Une manière de refuser le diktat de la monstration contemporaine, puisqu’elle «impose» au spectateur l’intimité de la pratique au lieu de l’«exposer» dans l’espace neutre et blanc de la salle d’exposition. (Pauline Thyss, janvier 2013).