Émile est un cuisinier à la retraite. Il accueille parfois enfants et touristes dans sa cuisine et son potager toujours ouverts et en activité. Son ami Régis lui annonce le retour de l’Esox Lucius dans la rivière: le poisson est plus gros que jamais. Un pari s’engage: qui réussira à capturer l’animal ?
À première vue — et non première lecture — les pages évoquent les méthodes de travail des stylistes en impression textile, ou celles des marques de décoration intérieure qui vendent des autocollants muraux à la mode: les vêtements des protagonistes sont plats, des tissus ont été scannés pour les agrémenter. Les choux du potager d’Émile sont alignés comme sur un tablier, contrairement aux végétaux variés de la forêt qui confinent à la dentelle.
Mille questions se posent sur la façon dont l’auteure a tout mélangé. Ce sont ces mélanges qui créent l’espace: la scène du conte est formée par des surfaces unies qui se superposent et se juxtaposent à des surfaces dentelées, striées, ou tramées. Il n’y a pas de valeurs de gris, pas de volume créé, il y a juste de la profondeur, la profondeur nécessaire pour résonner avec celle de la forêt ou de la rivière. L’univers ici présenté est très numérique, et numérisé: numérique, avec les surfaces unies directement produites par un ordinateur; numérisé, pour certains tissus et croquis délicats de l’auteur, scannés puis modifiés.
Une grande froideur pourrait en émaner. Mais non, grâce à un parfait mélange des couleurs, Sarah Masson nous entraîne facilement dans un monde à la fois onirique et vite familier: celui d’une forêt, qui cache une rivière, qui cache elle-même un poisson. Un enfant sans prénom apparaîtra, accompagnera Émile, disparaîtra, puis répparaîtra comme le ferait un elfe de la forêt. Le conte est bien là . Mais attention, Émile est un «anti-Jonas»: il pénètrera dans le ventre de la forêt, puis dans celui de la rivière, mais à aucun moment il ne se fera dévorer par l’Esox Lucius. Au contraire, il est bien trop sage et trop aguerri pour cela. Sa cuisine fera fi du pari: une cuisine qui semble bien connue de l’auteure de ce conte, où chacun garde ses secrets de fabrication et par laquelle l’alchimie opère.