—Boris Charmatz, Con forts fleuve
Ce pas de deux est tiré, si nos informations sont exactes (il faut dire que ce n’était pas très clairement annoncé dans le programme), d’une pièce qui date un peu, puisque conçue dans les années 1990, lorsque se révéla le jeune Boris : Con forts fleuve.
L’idée du duo n’était pas neuve, même à l’époque. Ni très compliquée. C’est celle du lien qui attache deux individus, pour le meilleur et pour le pire, comme dirait l’autre. Mis au pluriel, ce lien avait fait l’objet d’un ballet créé par Janine Charrat en… 1957, ce qui ne nous rajeunit pas. L’année suivante, le cinéaste américain Stanley Kramer avait traité l’idée à sa manière, en abordant des sous thèmes tels que la haine, le respect, le racisme, dans son film The Defiant Ones (le titre français, La Chaîne, est plus explicite), interprété par Tony Curtis et Sidney Poitier.
Chez Charmatz, on baigne dans cet univers de bagnards en pleine évasion (et en pleine régression), même si l’imagerie proposée est très actuelle : c’est celle des jeunes combattants de la première et de la seconde Intifada, protégés par leur Keffieh des photographes trop curieux et des gaz lacrymogènes, des cagoulards de toutes les guérillas urbaines, des prisonniers de Guantanamo.
C’est donc un duo d’hommes, avec des rapports ambigus, des sautes d’humeur, des gestes doux et d’autres beaucoup moins tendres. Bruts et brutaux. On passe constamment de la caresse à la lutte. L’autre représente tantôt un partenaire pour jeux virils, tantôt un boulet à traîner. Les visages sont grossièrement camouflés par des pièces de vêtements en jean. Ces masques font penser aux catcheurs mexicains et aux adeptes des conduites SM. On songe au court métrage Quai Bourbon, aux photos de ramoneurs prises par Charles Nègre, revues et corrigées par Daniel Larrieu ainsi qu’à la pièce de Régine Chopinot, Façade, dont les tenues avaient été dessinées par Jean-Paul Gaultier.
Les postures clairement sadiques-anales suscitent des réactions rigolardes de la part du public le plus enfantin. Des rires défensifs, c’est probable. Les tiraillements à hue et à dia, les jeux d’empoigne, les bras-le-corps et tout le méli-mélo du close-combat leur rappellent sans doute les pugilats de leur cour de récréation.
Contrairement aux apparences et à la différence des pièces réellement dangereuses pour leurs interprètes (comme celles de certains hip hopeurs brésiliens et chorégraphes montréalais ou belges), la violence est ici stylisée, contrôlée, domptée. Le chorégraphe étant lui-même danseur, il maîtrise son affaire, prend ses distances avec la chose martiale, ne joue pas au casse-cou. Les chutes produisent des sons mats mais elles sont en réalité amorties par l’herbe épaisse sur laquelle on a tenu à poser un tapis de danse délimitant le ring. La dépense d’énergie ne fait pas de doute, la prestation des deux jeunes gens est longuement applaudie par le public.Â
—Boris Charmatz, Quintette Cercle
Cette pièce nous a paru faible, compte tenu de la potentialité des danseurs et de la maîtrise technique de son auteur. Au lieu de s’en tenir au premier degré, qui est celui de la création, le « chorégraphe » a compilé citations, clins d’œil appuyés, pastiches d’un style néo-classique qui ne fascine ou n’amuse que lui et, peut-être, qui sait ? quelques autres danseurs issus d’écoles académiques poussiéreuses ou de conservatoires vieux jeu. La seule difficulté artistique a été sans doute de dénicher ces accoutrements invraisemblables, je veux dire ces académiques sans manches, décolletées et à bretelles, en pur lycra, d’un bleu électrique à fort taux de saturation comme on n’en fait plus.
Pour le reste, le travail de « composition » proprement dit consiste à juxtaposer trois tableaux peu signifiants et un peu longuets à notre goût. Le premier s’inspire nettement, grossièrement, de la gestuelle de La Révolutionnaire d’Isadora, telle que transmise par Elisabeth Schwartz à l’occasion du très beau spectacle Les Plis du temps, dans lequel Charmatz danse et se montre impeccable, puissant, précis et singulier. Plein de conviction. Les mouvements des poings qui s’enfoncent dans le sol comme pour terrasser la pesanteur ou la gravité sont répétés à l’envi (la sienne, pas la nôtre !), décomposés, analysés, ralentis. Cela, sur fond de piano tout aussi répétitif.
Le deuxième morceau, hommage au cabot ricanant Jack Nicholson (dans un film tombé dans les oubliettes de l’histoire), est un ballet de tirages de langues. Les danseurs font les singes et semblent s’en amuser, ce qui n’est pas le cas des spectateurs pourtant patients et indulgents. Pour faire passer le temps, on songe aux grimaces maories, aux danses guerrières et aux « hakas » des All Blacks qui expriment la joie, la colère et la vengeance.
Le troisième sketch, interminable (rien de pire que l’humour qui ne fait pas rire), se propose de désacraliser le printemps, de parodier le fameux Sacre qui va avec, du moins la version béjartienne de ce ballet russe. Les danseurs multiplient alors les sautillements de cabri, sur fond musical de Galina Ustvolskaya, une disciple de Chostakovitch dont la composition date tout de même un peu, surtout comparée à la partition de Stravinski. Entre deux gestes grotesques, tout ce petit monde fait cercle autour d’une ampoule-microphone et se met à chanter. La choralie russe peut ressembler à la torture chinoise…